"Mémoires de guerre" de Salman Rushdie
Salman Rushdie et son livre ''Les versets sataniques'' |
En 1990, à la veille de Noël, Salman Rushdie s'est infligé la mutilation la plus atroce qu'un écrivain puisse imaginer. Il s'est "arraché la langue". La scène eut lieu dans les sous-sols d'un commissariat londonien, celui de Paddington Green, connu pour avoir abrité les interrogatoires des militants de l'IRA.
Ce jour-là, le romancier se retrouve devant un curieux tribunal composé de dignitaires musulmans. Ces "juges" prétendent intercéder auprès du régime iranien afin qu'il lève la fatwa condamnant à mort l'auteur du roman Les Versets sataniques (Christian Bougois, 1989). Depuis près de deux ans, la sentence a provoqué une vague d'autodafés et de terreur à travers le monde. Plusieurs dizaines de personnes sont mortes. Pour calmer les esprits, font valoir les notables religieux, Rushdie doit montrer sa bonne volonté. Celui-ci, horrifié par tant de violence et usé par une déjà longue clandestinité, voudrait croire à un compromis. Il propose de se déclarer musulman laïque. On lui fait savoir que "laïque" est de trop. Alors, de guerre lasse, et bien que chacun des mots qui y sont tracés le révulse, il signe la feuille de papier qu'on lui tend. Avant d'aller vomir sa honte aux toilettes. "Dès que j'ai quitté la pièce, confie Rushdie, j'ai su que c'était un terrible faux pas. Mes amis ont cru que j'étais devenu fou ! De fait, je n'étais pas dans mon état normal, c'était un moment d'extrême désespoir, les politiques et les médias exerçaient sur moi une forte pression, sur le mode : "C'est toi qui as créé le problème, c'est à toi de le résoudre." Et puis j'avais un fils, des êtres à protéger..."
Or quelques jours seulement après cette tentative d'apaisement, l'ayatollah Ali Khamenei martela que la fatwa serait appliquée quand bien même "Rushdie deviendrait l'homme le plus pieux de tous les temps". Puis, un à un, les "juges" de Paddington Green se rétractèrent et renouèrent avec une position intransigeante. Pour l'écrivain, ce fut le point de non-retour : "Cet épisode aura été un moment-pivot dans ma vie. J'ai été piégé par ces mots, ce langage, et on avait essayé de me détruire en tant qu'écrivain. Par la suite, j'ai décidé de ne plus jamais m'auto-intoxiquer en espérant un compromis avec des idées qui n'en autorisent aucun. J'ai décidé de dire : "Que vous m'aimiez ou non, je suis qui je suis ; qu'elles vous plaisent ou pas, mes idées sont mes idées." Et ce fut une incroyable libération."
Une libération, certes, mais aussi une radicalisation. Sur ce champ de bataille où il avait été projeté malgré lui, Rushdie avait donc été tenté de capituler et de rendre la seule arme dont il disposait : sa langue. En retour, il ne reçut qu'un camouflet, et cette humiliation ne le laissa pas indemne. Ses contempteurs l'avaient déjà arraché à la vie ordinaire, voilà qu'ils lui ôtaient ses dernières illusions.
Tant et si bien que les Mémoires publiés par Rushdie en même temps dans le monde entier, sous le titre Joseph Anton (son pseudonyme de fugitif, forgé à partir de "Joseph" Conrad et "Anton" Tchékhov), frappent d'emblée par leur ton pugnace. De part en part, ce volume de 700 pages est traversé de métaphores guerrières. Le champ littéraire y devient champ de bataille. On fait la remarque, Rushdie assume : "Oui, j'utilise ces images, parce qu'il s'agit d'une lutte vitale. Pas seulement pour moi, mais aussi pour beaucoup d'autres à travers le monde, ce qui était nouveau pour un conflit littéraire. Editeurs, libraires, traducteurs... ce sont eux qui étaient en première ligne, eux qui ont été attaqués, eux dont les familles ont été menacées, eux enfin qui ont agi avec un immense courage pour protéger la liberté d'imagination, la liberté d'expression, dont dépendent toutes les autres libertés (le traducteur japonais des Versets sataniques a été assassiné, son homologue italien grièvement blessé, et l'éditeur norvégien du livre atteint de trois balles dont une dans le dos). Quand des balles sont tirées, quand des bombes explosent, quand des personnes se font poignarder, comment ne pas parler de guerre ?
Même s'il s'agissait d'une guerre unilatérale : on nous tirait dessus, et nous ne ripostions pas..." Guerre unilatérale et vaine reddition : Joseph Anton est le récit d'un combat mené à contrecoeur par un écrivain traqué et de plus en plus révolté. Contraint de se cacher, errant de refuge en refuge, Rushdie/Anton apprend à vivre sous la protection de policiers à la fois consciencieux et envahissants. Et c'est à travers les barreaux de cette cellule mobile qu'il observe, au dehors, les gestes de camaraderie, mais aussi les trahisons que toute guerre charrie. Ainsi des blessures infligées par des tirs "amis" : "J'ai toujours appartenu à la gauche, je m'attendais donc à un soutien naturel de ce côté-là, témoigne Rushdie. Or la réaction de la gauche a été de dire : "Nous sommes du côté des pauvres, les masses musulmanes sont pauvres, donc nous devons les défendre contre cet écrivain célèbre qui fait de l'argent avec son livre." Et j'ai été choqué par un article de l'écrivain John Berger, qui était un ami. Je me souviens, la police m'a apporté le journal, j'ai été heureux de voir qu'il y avait un article de lui annoncé à la "une", j'ai vite tourné les pages en pensant qu'il serait solidaire et... j'ai été très déçu. Je n'en croyais pas mes yeux : ce marxiste de la vieille école défendait une offensive religieuse contre un roman, il rejetait la faute sur l'auteur du livre. C'était le monde à l'envers !"
A bien des égards, oui, le monde était sens dessus dessous. Plus d'un repère intellectuel et politique était en train de sauter. Et ce qui rend Joseph Anton passionnant, c'est que ce livre témoigne, au ras du quotidien, d'un moment de bascule alors difficilement perceptible : c'est à cette époque que les références politiques occidentales (nationale, socialiste, libérale...) furent défiées pour de bon par l'islam radical et sa puissance d'entraînement. "Le problème de l'islam comme force politique est un problème essentiel pour notre époque et pour les années qui vont venir", constatait le philosophe Michel Foucault, en 1979, lors de ses reportages au coeur de la révolution iranienne. Dix ans plus tard, quand les mollahs condamnèrent à mort un citoyen britannique pour avoir écrit un roman "impie", la chose sidérait encore. Les attentats du 11 septembre n'avaient pas eu lieu, le cinéaste Theo Van Gogh n'avait pas été assassiné, les caricatures de Mahomet n'avaient pas mis le feu aux poudres, les locaux de Charlie Hebdo n'avaient pas encore brûlé... "Tout cela fait partie de la même histoire, du même récit fondamental, affirme Rushdie. Mais, en 1989, il était trop tôt pour comprendre de quoi il s'agissait. Personne n'a vu la fatwa comme le début d'un conflit plus large, on y percevait une anomalie farfelue. C'est comme dans Les Oiseaux, d'Hitchcock. Il y a d'abord un oiseau qui apparaît, et vous vous dites : "C'est juste un oiseau !" C'est seulement plus tard, quand le ciel est rempli d'oiseaux furieux, que vous pensez : "Ah, oui, cet oiseau annonçait quelque chose, il n'était que le premier...""
Cette comparaison est omniprésente sous la plume de Rushdie, dont le livre bâtit une "ornithologie de la terreur". Merles de la mort, oiseaux désespérés ou pigeons naïfs, chaque acteur de cette scène tragique est décrit comme un volatile emporté par un tourbillon aussi absurde que sanglant. Vers le milieu de Joseph Anton, Rushdie évoque en particulier une "mouette aux ailes mazoutées qui ne pouvait plus voler". Le mazout, ici, représente la visqueuse tolérance à l'égard de l'intolérance, l'idéologie sirupeuse du compromis et l'accusation paralysante d'"islamophobie". Là encore, quand on lui fait observer que l'animosité envers l'islam cache parfois mal un racisme pur et simple, Rushdie se cabre : "Je n'ai aucune tolérance à l'égard de la xénophobie et du racisme, que j'ai toujours combattus. Ceux qui s'attaquent aux minorités, aux musulmans ou aux homosexuels, par exemple, doivent être condamnés par la loi. L'islamophobie, c'est autre chose, c'est un mot qui a été inventé récemment pour protéger une communauté, comme si l'islam était une race. Mais l'islam n'est pas une race, c'est une religion, un choix. Et dans une société ouverte, nous devons pouvoir converser librement au sujet des idées."
Ainsi, dans son livre, Rushdie énonce sur l'islam au sens large, et non seulement sur ses avatars fondamentalistes, des jugements qui étonnent par leur généralité englobante et leur sévérité lapidaire. Lui qui a grandi dans une famille musulmane où beaucoup étaient pratiquants, lui dont le père, d'une grande érudition religieuse, avait choisi de s'appeler Rushdie en hommage à Ibn Rushd (Averroès), lui qui a connu le déracinement et la xénophobie, n'hésite pas à fustiger une religion à l'égard de laquelle son hostilité, là encore, semble s'être intensifiée pendant ses années de clandestinité : "C'est vrai, ma vision des choses est plus tranchée aujourd'hui. Il faut dire que j'ai traversé une épreuve qui m'a obligé à prêter attention à ce qui se passait dans le monde musulman. Or quelque chose a mal tourné au sein de l'islam. C'est assez récent. Je me souviens, quand j'étais jeune, beaucoup de villes dans le monde musulman étaient des cités cosmopolites, de grande culture. On surnommait Beyrouth le "Paris de l'Orient". L'islam dans lequel j'ai grandi était ouvert, influencé par le soufisme et l'hindouisme, ce n'était pas celui qui est en train de se répandre à toute vitesse. C'est pour moi une tragédie que cette culture régresse à ce point, comme une blessure auto-infligée. Et je pense qu'il y a une limite au-delà de laquelle vous ne pouvez plus blâmer l'Occident. Parfois, vous savez, les problèmes sont vos problèmes. Cela dit, s'il y avait le moindre signe qu'une société musulmane était capable de créer une démocratie ouverte, je changerais d'avis."
Pour que ce revirement soit possible, songe-t-on en l'écoutant, il faudrait que Salman Rushdie se débarrasse de Joseph Anton, et qu'il puisse surmonter la peur, la colère qui ont structuré ces années de chasse à l'homme. C'est peut-être pour cela que ces Mémoires sont écrits non pas à la première, mais à la troisième personne du singulier : comme si Rushdie souhaitait mettre à distance cette époque de cavale et d'épouvante, montrer que Joseph Anton le fugitif est devenu le personnage d'un récit dont Rushdie l'écrivain maîtrisait la narration. "Je n'avais jamais eu envie d'écrire une autobiographie, précise Rushdie. Mais il se trouve qu'à cette époque ma vie est devenue une sorte de thriller, donc j'ai pensé que Joseph Anton pouvait devenir un personnage de roman. Cette période de mon existence est aujourd'hui close et, sauf s'il devait m'arriver quelque chose de terrible, j'espère vraiment que ces Mémoires n'auront pas de tome II..."
Ces mots, Rushdie les a prononcés le 12 septembre, à Londres, dans les bureaux de son agent, Andrew Wylie. Quatre jours plus tard, les mollahs iraniens annonçaient qu'ils ajoutaient 500 000 dollars à la prime qui récompenserait son assassin. Une fois de plus, c'est un message de Téhéran qui pourrait obliger le soldat Anton à reprendre du service. par Jean Birnbaum Source
Joseph Anton. Une autobiographie
(Joseph Anton. A Memoir),
de Salman Rushdie,
traduit de l'anglais par Gérard Meudal, Plon, 734 p., 24 €.
Repères
Septembre 1988 : Les Versets sataniques est publié au Royaume-Uni.
Février 1989 : L'ayatollah Khomeyni lance une fatwa réclamant l'exécution de Rushdie, au nom du caractère "blasphématoire" du roman. L'écrivain est placé sous protection policière, tandis que des manifestations, parfois violentes, se produisent dans le monde entier.
1998 : Le gouvernement iranien déclare qu'il n'entreprendra rien pour assassiner Rushdie. La fatwa reste soutenue par les factions les plus extrémistes du régime et autres islamistes.
Septembre 2012 : Parution de Joseph Anton. Une fondation religieuse iranienne porte à 3,3 millions de dollars la récompense promise à celui qui tuera Salman Rushdie.
COMMENTAIRE :
Salman a cédé, ''[...] il signe la feuille de papier qu'on lui tend. Avant d'aller vomir sa honte aux toilettes.... [...] Et puis j'avais un fils, des êtres à protéger...''
Cela arrivera aussi pour tous ceux qui se laisseront convaincre par de belles promesses. Ceux qui lâcheront la Main de Dieu, prendront la main du diable.
Se laisser séduire et les conséquences 2 Thessaloniciens 2 : 8-12 Mattieu 24 : 23-26
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