Les chrétiens, pionniers de la société civile chinoise
Depuis deux cents ans, ils sont en butte à la méfiance des pouvoirs. Ils constitueraient 5% de la population chinoise. Dans une société en panne de repères spirituels, ils attirent de nombreux militants et intellectuels et bénéficient de puissants réseaux internationaux.
D'un célèbre texte de Marx se penchant sur la religion on n'a souvent retenu que les mots qui en font «l'opium du peuple». Une illusion, donc, une aliénation. Mais le subversif philosophe allemand constate aussi une ligne plus haut que «la religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu». Ces mots, les chrétiens chinois sont prêts à les reprendre lettre pour lettre à leur compte. Être chrétien en Chine aujourd'hui est bien sûr avant tout une affaire de foi, mais aussi de plus en plus d'engagement. Au sens le plus fort du terme, comme l'histoire récente vient de le montrer. Les chrétiens se retrouvent en pointe de la société civile, se battant pour faire progresser l'État de droit et le respect de la personne humaine.
Il y a d'abord l'affaire Chen Guangcheng, dont l'évasion a ébranlé les relations sino-américaines. L'histoire prend un tour spectaculaire le jour où, depuis son lit d'hôpital pékinois, l'avocat aveugle s'adresse directement au Congrès américain. À Washington, un homme tient un téléphone portable devant le micro et traduit les propos aux parlementaires américains. Il s'agit de Bob Fu, un Sino-Américain qui a gagné les États-Unis dans les années 1990. Il est chrétien, et son organisation ChinaAid, basée au Texas, est engagée depuis longtemps dans le soutien aux églises «souterraines» chinoises. «Chen Guangcheng n'est pas chrétien, mais nous, les chrétiens chinois, prions pour tous ceux qui sont à la recherche de la vérité», dira au Wall StreetJournalZhang Mingxuan, un pasteur protestant de la province du Henan. La cause qu'il défendait - la lutte contre les avortements forcés dans le cadre de la politique de l'enfant unique - ne pouvait qu'avoir une résonance forte dans les milieux chrétiens, aux États-Unis notamment.
Mort suspecte
Pour cette aide médiatique comme pour sa rocambolesque évasion, à la barbe de dizaines de gardes faisant le siège de son village du Shandong, Chen Guangcheng a bénéficié de l'aide de tout un réseau d'activistes chrétiens. La jeune et courageuse militante de Nankin, He Peirong, alias «Perle», qui est allée chercher Chen en voiture à l'orée de son village-prison et l'a conduit jusqu'à Pékin, est elle aussi chrétienne. Tout en rappelant qu'il n'embrassait aucune foi, Chen lui-même a confié qu'il est sûr que «Dieu l'a aidé» à franchir murs et obstacles, malgré son handicap. «Je ne suis affilié à aucune religion, mais je crois que la puissance divine existe», a-t-il déclaré.
Il y a quatre jours, ce sont encore des organisations chrétiennes qui, à Hongkong, ont pris la tête d'une gigantesque manifestation pour demander à Pékin des comptes sur la mort suspecte d'un dissident historique. Li Wangyang, emprisonné pendant vingt et un ans après Tiananmen, était sorti de prison l'an dernier à l'âge de 62 ans, pratiquement sourd et aveugle. Il a été retrouvé mort dans une chambre d'hôpital du Hunan, la semaine dernière. Selon les autorités locales, il se serait suicidé. Ses proches l'ont retrouvé pendu. Ses pieds, étrangement, touchaient le sol.
Un parti plus fonctionnel qu'idéologique
Comme Chen Guangcheng, le Parti communiste chinois croit lui aussi à la puissance divine, ou du moins à celle de ses serviteurs terrestres. Il s'en méfie, et s'attache à la circonscrire au mieux. Les cinq religions officiellement reconnues sont chapeautées par une organisation nationale, dirigée par de hauts cadres du Parti. Plus que d'une question religieuse, bien sûr, il s'agit du problème essentiel du contrôle de la société. Par sa connotation «occidentale», ou du moins étrangère, le christianisme occupe une place à part sur le radar des dirigeants communistes. Ce n'est d'ailleurs pas nouveau. L'ancien professeur de droit Wang Yi rappelle que pour leur indépendance d'esprit, depuis deux cents ans, les chrétiens «ont suscité la méfiance des gouvernements», qu'ils soient impérial, républicain ou communiste. Aucune religion ne peut être au-dessus de l'empereur. Celui-ci se réserve le droit de dire laquelle est orthodoxe, et d'en nommer les chefs. «Depuis un siècle, la Chine s'efforce de devenir un pays puissant et unifié, et cette exigence l'emporte sur les droits individuels. Depuis 1949, le régime communiste a encore amplifié le phénomène», nous confie celui qui est aujourd'hui pasteur à Chengdu, dans la province du Sichuan. Une figure des communautés chrétiennes en Chine, reçue par George Bush à la Maison-Blanche en 2006. Or, poursuit-il, le christianisme prêche avant tout l'épanouissement de l'individu.
Les chrétiens constitueraient aujourd'hui au moins 5 % de la population chinoise. Le chiffre officiel de catholiques est de 5,7 millions, mais on estime leur nombre à au moins 12 millions. Côté protestants, les statistiques officielles sont de 16 millions, mais ils seraient entre 35 et 40 millions (certains parlent même de 70 à 90 millions). Une chose est certaine, la communauté protestante grandit beaucoup plus vite que les rangs catholiques. Selon Anthony Lam, chercheur au Holy Spirit Study Center de Hongkong, «l'organisation des protestants, en réseau de petits groupes de laïcs de trente à quarante personnes, est très adaptée à la société chinoise actuelle. Et ils sont plus dynamiques, très impliqués au quotidien dans les villages et les quartiers des grandes villes». Sur le terrain, ces communautés chrétiennes savent très bien répondre aux attentes d'une population dont les cadres locaux du Parti n'ont cessé de s'éloigner, de l'aveu même des hauts dirigeants chinois.
Les chrétiens seraient-ils si subversifs ?
Récemment, le professeur Fenggang Yang, de la Purdue University, expliquait au magazine Here and Now qu'après le drame de Tiananmen, en 1989, de nombreux militants et intellectuels se sont tournés vers la foi chrétienne. «Ils ont réalisé que le Parti ne leur apporterait pas ce qu'ils cherchaient, et ils ont cherché des alternatives, raconte-t-il. Le christianisme est apparu comme une alternative pour beaucoup de jeunes.» Lui-même, après avoir gagné les États-Unis, s'est converti. «Après Tiananmen, j'étais un “sans-abri” sur le plan spirituel, et ce fut une période très douloureuse, confie-t-il. J'avais besoin d'une maison spirituelle, et quand j'ai regardé les religions traditionnelles, je me suis aperçu que c'est le christianisme qui avait le plus de sens pour moi.»
Désert spirituel
On vient de commémorer le 23e anniversaire de Tiananmen, mais le désert spirituel reste toujours aussi angoissant pour de nombreux Chinois. Même si ce vide a un peu changé de nature. «Aujourd'hui, le Parti est bien plus fonctionnel qu'idéologique. Il offre aux gens la possibilité de s'enrichir, mais n'est plus producteur de sens, de valeurs, nous expliquait récemment le pasteur Chan Kim-Kwong, qui depuis Hongkong suit de près la situation des communautés protestantes sur le continent. Et la société a beaucoup changé. D'un modèle égalitaire communiste, on est passé à une société complexe, multistrates, très inégalitaire, et sans valeurs sociales claires aidant les gens à se comporter.» La foi, selon lui, aide ces «déboussolés» à gérer les incertitudes du futur.
Ces parcours ne signifient pas pour autant que les chrétiens chinois soient fortement politisés. «Les chrétiens ont peu d'intérêt pour la politique, assure un universitaire, sous le couvert de l'anonymat, mais quand leurs droits individuels, celui d'exercer leur foi ou de vivre dans la dignité, sont violés, ils se battent.» Les chrétiens seraient ainsi souvent le fer de lance de la société civile.
On en compte une proportion importante parmi les avocats engagés sur le terrain des droits civils. «Ce n'est pas un mouvement politique mais civil, confirme le pasteur Wang Yi. Depuis Tiananmen, la société n'a pas d'orientation forte. Aujourd'hui, beaucoup d'intellectuels évoquent vaguement la démocratie et les droits de l'homme, sans savoir comment aller plus loin. Les chrétiens, eux, mettent cela en pratique, en se donnant dans leurs “communautés à domicile” une liberté d'expression, de réunion, de publication, même si cela reste entre eux.» Ils bénéficient souvent de puissants réseaux internationaux, qui leur apportent appui moral et financier.
Le pasteur Wang Yi est persuadé que les chrétiens «sont des précurseurs, qui montrent au pays un modèle d'indépendance». Et qu'ils auront pour cela «une influence énorme sur la future société chinoise». Cette route passera sans doute, comme ces derniers mois, par des périodes de répression accrue des communautés refusant la tutelle officielle. Mais le pasteur Zhang Mingxuan affirme ne pas avoir peur. «Je n'ai pas de haine pour le gouvernement, assure-t-il, je prie pour lui.» Une pieuse sollicitude dont ce dernier se passerait volontiers. par Arnaud de la Grange Source
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