Dans le cadre de "ça ne mange pas de pain", juin 2012.
Avec Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions (EHESS)
En mai 2012, "Ça ne mange pas de pain ! ", l’émission radiophonique mensuelle de la Mission Agrobiosciences, s’intéressait aux ressorts de cette nouvelle notion à la mode : la frugalité.
Étrange retournement, en effet. Car en matière d’alimentation, l’humanité a jusque là principalement connu la peur du manque. Et voilà que nos sociétés d’abondance vivraient désormais dans l’angoisse de l’excès. Un basculement mû en partie par une critique de l’hyperconsommation . Une chasse au superflu qui s’érige en sagesse nouvelle, faite d’autocontrôle tant sur les quantités que sur la qualité des aliments. Un retour aux vertus de la simplicité et de la tempérance qui, malgré les qualificatifs qui lui sont associés – abondance frugale, sobriété heureuse… – a comme un goût de pénitence après des années de débauche éhontée. Une sorte de vœu de pauvreté qui, pour certains, pourrait conduire à une logique de privation et de restrictions drastiques. Le point sur cette tendance avec Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions, directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, qu’elle a présidée jusqu’en 2009.
Vous étudiez les mutations contemporaines du phénomène religieux et vous insistez souvent sur le fait que les sociétés modernes ne sont pas moins croyantes qu’autrefois, bien au contraire. De ce point de vue, quel regard portez-vous sur l’émergence de cette notion de frugalité qui semble envahir tous nos modes de vie ?
Je ferai d’abord remarquer que l’envahissement de cette notion de frugalité est quand même relatif. Celle-ci concerne des marges culturelles et sociales beaucoup plus que le commun des consommateurs qui continuent très largement à être dans le rêve de la consommation. Mais il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’une idée montante. Elle correspond, comme vous l’avez dit, au sentiment qu’il est urgent de trouver un mode de vie plus équilibré que celui imposé par une modernité gouvernée en tout par l’excès : excès de la vitesse, excès de la consommation, excès de la réduction des distances etc. Il y a donc là une protestation culturelle, qui est aussi, au moins implicitement, une protestation politique, et qui rencontre en effet des réflexions qui traversent le monde spirituel et le monde religieux. La thématique de la simplicité de la vie et de la frugalité en particulier, est en effet très largement présente dans les religions, autour du thème central selon lequel le gavage, la satiété, l’avidité de façon générale sont un obstacle à la recherche et à la rencontre de Dieu ou de la sagesse. Cette surcharge qu’implique le fait de manger trop est pensée dans toutes les traditions comme un obstacle à la réalisation spirituelle de soi-même.
La valorisation de la frugalité a-t-elle lieu plus souvent dans les périodes de pénurie ou au contraire d’abondance alimentaire ?
Je ne pense pas que cette insistance soit en rapport direct avec une conjoncture. Ce n’est pas d’abord une réponse à l’état de la société. Il est vraisemblable que dans les grandes périodes de famine, l’accent porté, dans la prédication par exemple, sur la nécessité de modérer sa consommation alimentaire devait être forcément plus euphémisé qu’il pouvait l’être dans d’autres périodes plus opulentes. Mais l’essentiel n’est pas là. Quelque soit le contexte dans lequel se pose le problème de l’alimentation, la modération de sa consommation est considérée comme la condition d’un travail sur soi qui est en jeu, par excellence, dans l’évitement du superflu, et qui est nécessaire à la démarche spirituelle.
On comprend bien les vertus de la frugalité du point de vue spirituel. La gourmandise est par exemple un péché capital dans la religion chrétienne. Iriez-vous jusqu’à rapprocher la tempérance alimentaire de la chasteté ? Comme si l’alimentation et la sexualité relevaient des mêmes ressorts…
Le rapprochement avec la chasteté s’impose effectivement, car avec la frugalité, ce sont deux grandes dimensions de l’ascèse, qui renvoient d’ailleurs à la même logique : la maîtrise des pulsions sexuelles ou celle des pulsions gourmandes (ce qui ne signifie pas nécessairement l’abstention, mais le contrôle) ouvrent à l’homme la possibilité de s’intéresser à d’autres choses que la jouissance la plus immédiate. Elles s’accompagnent du rejet de tous les formes d’idolâtrie - celle de l’argent, par exemple... - qui font perdre à l’homme la disposition de lui-même qui est nécessaire pour rencontrer l’Autre.
N’en voit-on pas le signe, aujourd’hui, dans l’esthétique de la minceur, qui suppose une maîtrise de soi ?
C’est autre chose encore. Dans un certain nombre de cas, cette ascèse prend un caractère qui n’est plus seulement le contrôle raisonnable des pulsions et qui peut relever d’une sorte de virtuosité ascétique, impliquant l’abstention sexuelle complète et la réduction drastique de la consommation alimentaire à travers le jeûne. Mais l’objectif de ces expériences extrêmes est l’évidement des aspirations immédiates en vue d’un accomplissement spirituel : cela a peu de chose à voir avec la mise en conformité de soi-même avec les standards (dont l’esthétique de la minceur) imposés par la culture de l’image, même si la recherche de la performance extrême peut, dans les deux cas, conduire à des mises en danger pour l’individu qui s’engage dans cette voie de façon incontrôlée.
Justement, vous avez travaillé sur les dérives sectaires. Avec ce discours de la frugalité, y a-t-il matière à craindre des formes de privation graves, des jeûnes prolongés ?
Les régimes non maîtrisés sont toujours dangereux. C’est un problème général qui va bien au-delà de la question religieuse ou spirituelle. Ce qui pose un problème, c’est que dans des sociétés très sécularisées comme les nôtres, les individus prélèvent, dans le stock énorme des ressources symboliques offertes par diverses traditions, des bribes ici et là, des éléments isolés, pour composer eux-mêmes leur propre récit de sens, sans points de repère, et surtout sans référence à des codes organisant cette mise en sens. Le risque de cette « religion à la carte », c’est que des pratiques qui sont des moyens dans les spiritualités classiques deviennent, dès lors qu’elles sont isolées de ce système de sens, des fins en soi. Les individus perdent alors les éléments qui leur permettraient de contrôler la justesse de ces pratiques. Le jeûne n’a pas de sens en soi dans les grandes traditions spirituelles, qu’elles soient occidentales ou orientales. Mis en système avec toutes sortes d’autres pratiques de modération ou d’efforts sur soi, il prend sens par rapport à une finalité plus haute. Si on coupe ces pratiques du système de sens qui les ordonne, les limite et les régule, les choses deviennent dangereuses. C’est vrai pour toutes les pratiques spirituelles bricolées qui sont aujourd’hui le lot commun d’une scène religieuse complètement éclatée.
En fait, il s’agit d’une religiosité moins institutionnelle et plus individualisée…
Exactement. Les cadres institutionnels de la croyance se sont effondré. C’est cela, la sécularisation. Ce n’est n’est pas la fin de la croyance religieuse, mais la fin de l’encadrement institutionnel de la croyance religieuse, et l’individualisation du croire qui lui correspond.
Poursuivons sur ce "bricolage religieux". On a parlé tout à l’heure de la chrétienté. Mais vous pointez qu’il y a aussi des emprunts aux religions orientales...
La question de la modération des pulsions, de l’arrachement à ce qui aliène l’homme, l’englue dans les contraintes de la nature et l’empêche d’être un être spirituel, est fortement dans les traditions orientales, et en particulier dans le bouddhisme, selon des modalités et avec des accents évidemment différents. Il n’y a pas là quelque chose qui soit spécifiquement juif et chrétien. Et en tout état de cause, les interprétations de cette exigence de modération ou de renoncement ne sont pas fixées une fois pour toutes, dans aucune tradition. Ce qui est intéressant précisément, c’est d’observer comment, dans différents contextes historiques, évolue le sens religieux donné à ces pratiques. Par exemple, le jeûne ou l’ascèse à l’Epoque moderne ou au XIXè siècle en Occident étaient très étroitement liés à la pénitence, à la mortification. On allait bien au-delà de la maîtrise de la nature : il s’agissait de briser l’animalité en soi en tant qu’elle était mauvaise et associée au péché. Si l’ascèse monastique suscite aujourd’hui dans nos sociétés un grand intérêt, ce n’est plus guère au titre de la pénitence et de la « mort au monde, » mais au titre de l’ « art de vivre » que les moines sont supposés mettre en oeuvre. Autrement dit, le travail de la modernité culturelle est à l’œuvre, y compris dans des pratiques extrêmement anciennes.
Je travaille actuellement sur le monachisme bénédictin et cistercien – il ne s’agit donc pas des nouvelles formes monastiques qui ont émergé dans les périodes relativement récentes- et le déplacement d’accent est extrêmement frappant, y compris (et d’abord) chez les moines eux-mêmes : on est passé d’une ascèse mortificatrice, réparatrice, pénitentielle, à une ascèse du témoignage à donner, du sens que peut avoir le fait de modérer certaines avidités ou certains désirs de jouissance pour atteindre à la plénitude de l’humain.
Nous sommes dans un contexte général de crise de sens mais n’y a-t’il pas une autre donnée qui serait le déni de sciences ? A partir du moment où on ne fait plus confiance à la science, on a tendance à se replier sur des croyances. Le retour du religieux, avec ce bricolage que vous signalez, n’est-il pas aussi lié à cela ?
Cette question est infiniment plus vaste que celle qui nous occupait avec la frugalité. Et il y a des approches spirituelles très rationnelles de la frugalité ascétique, qui n’ont rien à envier aux argumentaires scientifiques ! Il faut arrêter de penser que la croyance religieuse se situerait entièrement sur le versant de l’irrationnel pur, tandis que la science serait, elle, du côté de la rationalité pure. Plus de science ne signifie pas moins de croyance. Moins de science n’implique pas le retour du religieux ! Les choses sont beaucoup plus complexes. En fait, ce qui est intéressant à mes yeux n’est pas le passage d’un « moins » de croyances à un « plus » de croyances, mais à le déplacement de celles-ci. En effet, aux croyances dans le progrès et le développement illimités, en la science triomphant de toutes les obscurités du monde, se sont substituées depuis un demi-siècle des interrogations, des questionnements recomposant des formes d’approches de la réalité, et suscitant des formes de rapport au monde, qui ont pu trouver matière à s’alimenter dans les traditions spirituelles. Mais je ne crois pas du tout qu’il faille associer le soi-disant "retour du religieux" - formule que je n’aime pas car le religieux n’est jamais parti, il s’est simplement placé ailleurs – au seul effet de poussées démodernisantes. Il y a des formes de réactivation du spirituel qui correspondent aujourd’hui, non à un retour en arrière par rapport à la modernité, mais à une nouvelle phase de la modernisation, centrée sur l’individu et son droit à l’affirmation de sa propre singularité.
Revenons à la frugalité. Cette notion en émergence pourrait-elle envahir progressivement toute la société ?
On peut imaginer beaucoup de choses… Au minimum, tant que cette notion peut donner lieu à de nouvelles niches de production, je pense qu’elle est susceptible de trouver un écho dans des secteurs élargis de la population, y compris dans des secteurs les plus éloignés qui soient du monde de l’ascétisme religieux. La conviction collective qu’il faut modérer notre consommation alimentaire peut également progresser à travers des campagnes hygiénistes. Mais la modération comme valeur partagée ne me paraît pas relever d’un horizon commun à portée de main.
D’un côté, la frugalité est une réponse aux excès de la modernité et, de l’autre, la puissance de l’industrie agroalimentaire et du marketing nous plonge dans une sorte de jouissance immédiate. Comment s’articulent, pour l’individu, ces deux versants de notre société ?
Nous sommes là au cœur du problème. Pour l’instant, la protestation frugale se passe d’abord dans la tête. Elle est de l’ordre de l’utopie rêvée davantage que de celui de l’utopie pratiquée. Mis à part des expériences à la marge, qu’on rencontre par exemple du côté d’individus ou des groupes organisés qui fréquentent les monastères, la simplicité de la vie demeure massivement un rêve. Du point de vue sociologique, il ne s’agit pas encore là d’un mouvement social repérable. On peut opposer à ce constat le succès bien réel de la consommation de produits bio, mais celle-ci est totalement insérée dans un dispositif économique qui en fait un nouvel objectif de consommation. Il faut être extrêmement prudent avec l’idée que demain, tout le monde est prêt à vivre frugal.
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