Je laisse le texte comme il est, la sagesse que Dieu donne aux hommes, ouvrira votre esprit...
[David Lothar]
Religion populaire et crise identitaire en Amérique latine
L’homme ne vit pas seulement de pain (Matthieu, 4,4)
Jean-Louis Benoit
Résumé
FR : La religion populaire est la religion du peuple par opposition à la religion savante du clergé. En Amérique latine les religions indiennes et la religion catholique se sont souvent mêlées dans des pratiques syncrétistes. Les pèlerinages offrent un culte encadré où se manifeste la piété populaire. Des catholiques se sont engagés dans un mouvement social et politique de défense du peuple dans le cadre de la théologie de la libération. L’Église condamnera cette utilisation de la pensée marxiste, parfois tentée par l’action violente. Jacques Maritain a influencé un autre mouvement politique : la démocratie chrétienne qui vise à appliquer les principes de la doctrine sociale de l’Église. Dans les années 70, alors que triomphe la théologie de la libération, l’Église perd ses fidèles au profit de sectes et des évangéliques. Elle y répond en encourageant les mouvements charismatiques et les communautés nouvelles qui remettent au premier plan la ferveur communautaire, le sacré, la prière. Le culte marial permet une expression particulièrement forte de la religion populaire. Le sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe est un exemple de cette dévotion, qui réunit les peuples latino-américains et marque leur identité.
EN : Popular religion is the religion of the people as against the clergy’s scholarly religion. In Latin America, Indian religions and the Catholic religion have often mingled in syncretic practices. Popular piety manifests itself in the organised form of worship of pilgrimages. Some Catholics have engaged in a social and political movement of popular defence within liberation theology. The Church passed condemnation of such a use of Marxist thinking and the lure of violent action that it occasionally nursed. Jacques Maritain influenced another political movement, namely Christian democracy the aim of which is to enforce the principles of the Church’s social doctrine. In the 1970s, with liberation theology on the ascent, the Church was losing its faithful away to sects and evangelical Christianity. Its answer was to encourage charismatic movements and new communities that restored to the foreground community fervour, the sacred and prayer. Marian worship permits a particularly powerful expression of popular religion. The sanctuary of Our Lady of Guadalupe is an instance of this form of devotion that brings together Latin American peoples and influences their identity.
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Texte intégral
- 1 José Antonio Fernandez de Rota, « La Religion populaire », Encyclopédie des religions, Bayard, 200 (...)
- 2 Juan Carlos Jurado, « Catástrofes naturales, santos protectores y devociones religiosas en la nuev (...)
- 3 C’est le cas pour le Christ de Chalma au Mexique.
- 4 Juan Carlos Jurado, op. cit., p. 261.
- 5 Ibidem, p. 263.
- 6 Virginie de Véricourt, Rituels et croyances chamaniques dans les Andes boliviennes, les semences d (...)
- 7 Elisabeth Cunin, « Relations interethniques et processus d’identification à Carthagène (Colombie). (...)
2 En Amérique latine, la religion du peuple, c’est d’abord la religion du peuple indigène, premier occupant de cette terre, ou plutôt les religions des peuples indigènes. L’arrivée des Espagnols, la conquête militaire et l’évangélisation n’ont pas supprimé totalement les religions indiennes. Dans certaines régions, les plus reculées, là où des foyers ont subsisté, elles ont bien résisté la colonisation. Tous ces peuples avaient des religions variées, liées à des civilisations dont la richesse n’est plus à démontrer : Olmèques, Huastèques, Aztèques, Toltèques, Mayas, Incas, Aymaras, Guaranis, etc. Il n’est pas question ici de présenter ces religions polythéistes et animistes, au culte très codifié et à la mythologie foisonnante. Nous noterons seulement qu’outre les foyers historiques de maintien, on peut constater aujourd’hui une résurgence identitaire de ces cultes indiens. On peut la mettre en relation avec une idéologie nouvelle : l’indigénisme. Il s’agit de dénoncer l’oppression de l’histoire coloniale espagnole, de retrouver des racines culturelles et religieuses en restaurant des traditions oubliées ou occultées. Le christianisme apparaissant comme la religion des envahisseurs, il sera rejeté au profit des croyances et des coutumes passées, que l’on rétablit au même titre que la langue, la culture, l’art. Ce mouvement se double d’une revendication politique de type socialiste et nationaliste, où la condamnation des Etats-Unis est très forte. Même lorsqu’elle a été remplacée par le christianisme, la religion indigène peut subsister de manière voilée, tel un substrat, dans le culte chrétien. Il est évident, par exemple, que le culte des saints, en Amérique latine, comme ailleurs, a pu prendre des formes qui le rapprochent du culte des divinités protectrices. Le saint apparaît comme un médiateur entre les hommes et Dieu. Ses fonctions se spécialisent. On lui attribue des pouvoirs particuliers. En Nouvelle Grenade (Colombie), par exemple, Saint Christophe était invoqué contre les inondations, Saint Sébastien, contre la peste, Sainte Barbara, contre les sécheresses et les catastrophes naturelles2. Parfois, le sanctuaire chrétien a été bâti sur un sanctuaire préhispanique3. Ces dévotions se prêtent bien à une espèce de « polythéisme pragmatique »4, propre à tous les syncrétismes. Des rites propitiatoires, accomplis en l’honneur d’un saint, lors des semailles ou des moissons, font penser à des rites agraires et des cultes de fertilité que Mircea Eliade a identifiés dans toutes les religions. C’est le cas en Colombie, au printemps et pour les récoltes, lors des fêtes en l’honneur de saint Isidore5. Face à ces dérives, toujours possibles, vers la magie, l’autorité ecclésiastique essaie de réagir en distinguant le culte de vénération voué au saint (dulie) et le culte d’adoration dû à Dieu seul (latrie). Les grâces viennent de Dieu seul, les saints ne sont que des intermédiaires. Parfois, il est bien difficile de maintenir l’orthodoxie d’un culte catholique. C’est le cas pour le pèlerinage à Bombori en Bolivie, sur l’altiplano au nord de Potosi, sanctuaire dédié à Santiago Bombori. Le pèlerinage très fréquenté par les Indiens Aymaras est l’occasion d’une initiation des spécialistes religieux, les Yatiris (ou fils de Santiago) dotés d’un pouvoir de divination et de guérison dans des cérémonies à caractère chamanique. Virginie de Véricourt a montré que ce rituel plonge dans des conceptions mythiques indigènes et dans le langage liturgique chrétien6. Le rituel magique est manifeste. Les Yatiris possèdent notamment des pierres dites « pierres de foudre » auxquelles on attribue un grand pouvoir pour maîtriser la chance. Attirer la chance, repousser les malheurs, pour l’individu et pour la communauté, telle est leur fonction. Santiago de Bombori n’est ici qu’un nouveau visage du dieu de la foudre et il est sans doute bien difficile à l’Église de maintenir le pèlerinage dans les limites de la doctrine catholique. Il est sans doute plus facile d’accepter le culte des morts qu’on trouve dans certaines régions du Mexique. C’est le cas, par exemple des Indiens Tarascanos dans l’île de Janitzio. Pour les vénérer, les maisons sont décorées et illuminées. Les portraits des défunts sont exposés. On prépare les plats préférés des parents défunts pour qu’ils les trouvent en revenant voir les vivants. On illumine, on décore leurs tombes et on y dépose aussi des plats. Le chemin qui conduit au cimetière du village est recouvert de pétales de fleurs, pour que les défunts puissent le retrouver facilement. Ces préparatifs témoignent de croyances, pré-chrétiennes, à la présence et à l’activité des revenants. Ces Indiens, par ailleurs, prient dans les églises, vont à la messe, pratiquent la religion catholique, où les prières pour les défunts sont habituelles. La rupture est plus grande en revanche, dans des communautés afro-américaines où des cultes syncrétistes ne gardent presque plus rien de chrétien, si ce n’est quelques signes trompeurs. Ainsi, en Colombie, la communauté noire cherche à marquer sa différence. Un exemple emblématique est celui de Palenque de San Basilio, une ville située à soixante km de Carthagène. Un palenque, sur la côte caraïbe est d’abord un village fortifié où se réfugiaient les esclaves noirs en fuite, appelés les cimarrones. Palenque de San Basilio est le plus célèbre que les autres. C’est cette communauté qui est devenue le fer de lance de l’identité noire aux Caraïbes et en Colombie : « Aujourd’hui, le maintien de pratiques religieuses ancestrales, notamment en matière de deuil et de cosmovision est mis en avant par les palenqueros, non seulement comme signe du respect et de la permanence de leurs traditions africaines, mais aussi, comme un témoignage de l’authenticité de leur culture »7.
- 8 Philippe Waniez, Violette Brustlein, « La différenciation sociale et spatiale des religions au Bré (...)
3 La plupart des religions afro-américaines n’ont pas de rapport avec le christianisme. Le vaudou, très présent en Haïti, est lié au vaudou du Bénin. C’est un animisme marqué par des rites magiques de possession. Les multiples divinités du panthéon vaudou viennent descendre sur les initiés qui les convoquent au cours de rites où se mêlent danse, consommation de plantes, sacrifices d’animaux. Curieusement les disciples du vaudou se font souvent baptiser dans l’Église catholique et on voit figurer des statues de saints, de saintes et du Christ dans les temples vaudous. En fait, elles représentent les diverses divinités (loas). Au Brésil, le macumba et le candomblé sont deux autres religions importées par les esclaves africains. Elles ressemblent au vaudou. Polythéisme, possession, initiation les caractérisent également. La majorité de leurs adeptes sont des noirs pauvres. Des études récentes montrent, toutefois, que les Blancs y adhèrent de plus en plus : 39 % pour le candomblé8.
4 La plupart des traditions de la religiosité populaire en Amérique latine s’inscrivent pleinement dans le cadre de la religion catholique. Il ne faudrait d’ailleurs pas imaginer une frontière trop nette entre religiosité populaire et religion officielle, imposée par le clergé. Roberto J. Lopez récuse le schématisme selon lequel, depuis le concile de Trente, la religiosité populaire aurait dû se plier à l’hégémonie cléricale, seule capable d’imposer ses propres cultes9. Il y a eu presque toujours une interaction dans laquelle l’Église a essayé de corriger certains excès, en rappelant, la doctrine et la morale. Mais, bien souvent, elle a aussi accompagné, voire encouragé, les rites et les coutumes auxquelles le peuple était attaché. Une des raisons les plus simples est que le clergé est issu la plupart du temps de ce peuple des campagnes, qu’il a baigné dans ces coutumes depuis toujours. Peu de prêtres oseront refuser aux fidèles de bénir leur troupeaux, leur récolte, ou, aux pêcheurs qui le leur demandent, la mer, la rivière et le bateau. Nous ne nous attarderons pas, d’ailleurs, sur cette religion populaire, car elle ressemble beaucoup à celle que l’on trouve en Espagne, la mère patrie. Certes les saints du Nouveau Continent apparaîtront peu à peu dans le sillage de la première sainte canonisée, sainte Rose de Lima, en 1669, mais la plupart des saints vénérés seront les saints universels de l’Église, avec une place toujours croissante accordée à la Vierge Marie. Relevons quelques formes de cette religiosité populaire. Le pèlerinage à un lieu saint, à un sanctuaire en est la forme principale. Le pèlerinage est focalisé autour d’une image sainte (una imagen, c’est à dire, souvent, une statue). Elle a souvent une histoire. La statue a, quelquefois, été découverte de façon miraculeuse10. Cette statue est particulièrement vénérée, sous une appellation variée, pour celles de Notre-Dame (Notre-Dame del Rosario, del Pilar, de Copacabana en Bolivie, de las Mercedes, de Lujan, en Argentine, d’Atocha, de los Remedios au Mexique, etc.). Elle est source de grâces de toute nature : guérison, conversion, satisfaction d’un vœu, protection, miracles. Le sanctuaire se charge de les faire connaître. Il rassemble souvent des ex votos qui sont des objets, des souvenirs, laissés par des pèlerins en action de grâce. Ils témoignent des miracles obtenus. Parfois, l’image n’a rien de miraculeux en elle-même. L’émouvant Christ noir d’Esquipulas au Guatemala (le deuxième sanctuaire d’Amérique latine, pour la fréquentation des pèlerins) a été sculpté par un sculpteur portugais du XVIe siècle : Quirio Cataño et la Vierge d’Itati, en Argentine, par un Indien Guarani. Comme l’écrit Pedro A. Cantero, à propos de l’image del Rocio, en Andalousie :
- 11 P. A. Cantero, « El vuelo de la Alondra », Religiosidad y costumbres populares, op. cit. , p. 179. (...)
« No sólo la devoción a una imagen da pie a la fiesta, sino que la imagen es el núcleo de lo festivo que, al contrario de otras peregrinaciones, reactiva sin cesar. La imagen, más que un pretexto, alimenta los diferientes tiempos y sobre todo, es el foco de los momentos álgidos, momentos de entusiasmo y jaleo »11
- 12 Pierre Ragon, op. cit., p. 229.
5 Cette image est vénérée particulièrement les jours de fête, lors de processions. La fête est l’occasion de grands moments de ferveur collective. La communauté se retrouve autour de l’image. On peut parler d’« enthousiasme » au sens étymologique, d’emportement divin. La tonalité peut être joyeuse (fêtes mariales) ou douloureuse (procession de la semaine sainte). L’intensité émotive est toujours très forte. Le corps a une place prépondérante. On vit sa foi avec son âme et son corps. L’espace et le temps sont sacralisés. C’est une rupture avec le monde profane. Le religieux et le festif sont intimement liés. C’est là que le particularisme latino américain se fait le plus sentir. Les Indiens, notamment, ont introduit dans ces fêtes, des éléments de leur culture. C’est l’occasion de défilés, de danses, de spectacles, de musique, où tout un folklore se déploie, parfois, dangereusement récupéré par le tourisme. La semaine sainte à Guatemala Ciudad, rivalise par le spectacle d’une piété ardente et baroque avec celle de Séville. Les confréries sont nombreuses. Elles préparent ces cérémonies. L’Église a eu à lutter contre certains excès, par exemple les débordements des confréries de pénitents flagellants, vainement interdits au XVIIIe siècle12. Une fête profane qui accompagne le pèlerinage, la romería, renforce cette espèce de communion sociale où l’ivresse n’est pas seulement mystique.
- 13 Michael Löwy, La guerre des dieux, Felin, 1998, p. 57.
6 Dans un autre sens, la religion populaire a été, surtout en Amérique Latine, une religion au service du peuple. On est loin alors du sens courant de religiosité populaire qui, nous l’avons vu, désigne surtout l’expression spontanée de la foi populaire. Manifestations, qui, du point de vue de l’incroyant, semblent justifier le terrible jugement de Marx : « La religion est l’opium du peuple ». Elle lui procurerait, en effet, cette ivresse, cette illusion qui lui fait oublier une misère criante en Amérique du Sud, et accepter une vie de souffrance et d’injustices grâce aux consolations d’une piété sentimentale et aux vaines espérances d’une vie éternelle. Bien plus, la religion se ferait la complice de cet ordre injuste imposé aux plus pauvres. Face au défi de la pauvreté en Amérique latine, des catholiques se sont engagés, à partir des années 60 dans un mouvement social et politique qu’il est commun d’appeler la théologie de la libération. La pratique a précédé la théorie. Celle-ci est venue après, dans les années 1970 avec des écrits des principaux théologiens : Gustavo Gutierrez (Pérou), Leonardo et Clodovis Boff (Brésil), Ronaldo Muñoz (Chili), Enrique Dussel (Argentine), Juan-Luis Segundo (Uruguay). Les acteurs du mouvement sont les pauvres eux-mêmes. Ils sont groupés dans des communautés ecclésiales de base (CEBs), où l’Évangile, la Bible, sont lus à la lumière de leurs propres expériences sociales. Les principes de ce mouvement sont les suivants13 :
La lutte contre la richesse, le pouvoir, la force est une priorité de l’engagement chrétien. La libération humaine historique anticipe le royaume de Dieu et le salut par le Christ. Le passage de L’Exode retraçant la libération des esclaves Hébreux captifs en Egypte est le modèle de la libération terrestre des peuples asservis. Le capitalisme est un système inique d’exploitation. C’est un péché structurel. Le marxisme est un instrument indispensable pour comprendre la lutte des classes et agir pour la libération des opprimés. Le développement des communautés de base constitue une nouvelle Église clairement engagée au service des pauvres.7 L’industrialisation accroît la misère, dans les villes. Un système agraire archaïque peine à se réformer, et maintient les paysans dans la pauvreté. C’est pourquoi, des prêtres, des religieux, des religieuses, des évêques s’engagent dans une action directe en ville et à la campagne. Ils le font à travers ces communautés de base, mais aussi les organisations catholiques laïques institutionnalisées : action catholique, jeunesse ouvrière chrétienne, jeunesse universitaire chrétienne, fédérations de paysans, pastorales urbaines. La conférence des religieux d’Amérique latine est en pointe dans le mouvement. La conférence épiscopale latino américaine (CELAM) y est d’abord favorable. Elle prend des positions dans ce sens, lors de la conférence de Medellin en 1968. L’engagement politique est radical. Il n’est pas question de réforme, mais de révolution socialiste. Gustavo Gutierrez le dit clairement :
- 14 Gustavo Gutierrez, Théologie de la libération-Perspectives, Bruxelles, Lumen Vitae, 1974, p. 39-40 (...)
« Seule une destruction radicale du présent état des choses, une transformation profonde du système de propriété, l’accession au pouvoir de la classe exploitée, une révolution sociale, mettront fin à cette dépendance. Seules, elles permettront le passage à une société socialiste ou, tout au moins, le rendront possible. »14
- 15 Michaël Löwly, op cit, p. 77.
8 Les communautés de base, où les femmes sont majoritaires, ne sont pas coupées de la paroisse, mais ses dirigeants, qu’un sociologue appelle : « l’élite religieuse populaire » et ses théoriciens, remettent en cause la hiérarchie catholique, jusqu’au pape. Cet engagement est celui de nombreux évêques latino-américains alors que d’autres n’hésitent pas à soutenir des régimes militaires, légitimés à leurs yeux par la crainte des communistes (par exemple en Argentine). Citons trois figures illustres : Don Helder Camara, a été évêque de Recife au Brésil. Il a déclaré : « Aussi longtemps que je demandais aux gens d’aider les pauvres, on m’appelait un saint. Mais, lorsque j’ai posé la question : pourquoi y a-t-il tant de pauvreté ? On m’a traité de communiste. » Son opposition résolue aux exactions des militaires a permis d’entraîner, dans son sillage, d’autres évêques brésiliens. Ensemble, ils ont dénoncé la dictature militaire. Frai Bello est un religieux dominicain brésilien, emprisonné quatre ans par les militaires, grand ami du futur président Lula, fondateur du parti des travailleurs. Oscar Romero, évêque de San Salvador, fut assassiné par les escadrons de la mort, dans son église, pendant la messe, le 24 mars 1980. Il venait de lire l’Évangile : « si le grain ne meurt il ne portera pas beaucoup de fruit. » La veille, il avait déclaré : « Le martyre est une grâce de Dieu que je ne crois pas mériter. » Il n’avait cessé de protester contre les assassinats des prêtres et contre les violations des droits de l’homme perpétrés par la junte militaire. Une guerre civile de douze ans allait suivre. Les évêques qui lui succèdent sont plus prudents, mais défendent aussi les droits de l’homme. Dans plusieurs pays, des militants catholiques n’hésitent pas à s’engager aux côtés des révolutionnaires, parfois de manière violente. Ce fut le cas au Nicaragua, où de jeunes intellectuels catholiques devinrent des membres actifs du front sandiniste de révolution nationale. La réaction du magistère de l’Église se fait plus nette. En 1984, le cardinal Ratzinger, préfet de la congrégation de la foi, publie une première Instruction sur la théologie de la libération. Elle sera suivie d’une seconde, beaucoup plus nuancée en 1985. Le reproche principal est celui de faire appel de manière insuffisamment critique aux concepts de la pensée marxiste, mais aussi de dénaturer le message chrétien, en le réduisant à une libération humaine et politique. Le royaume de Dieu est confondu avec la société sans classe édifiée par les hommes, dans l’utopie marxiste. Le messianisme chrétien se confond avec la promesse d’une fin de l’histoire. Le péché individuel se dissout dans un péché structurel et social. L’eucharistie n’est plus qu’un partage symbolique du pain, dans une communion fraternelle. Du point de vue politique, le recours à la violence est facilement justifié, pour chasser un régime jugé iniqueet établir une société de type socialiste. Deux déviations, dans cette pastorale, sont souvent dénoncées par les observateurs : le « populisme ecclésial » et « l’avant-gardisme ecclésial »15.
- 16 Emmanuel Mounier, Feu la chrétienté, Seuil, Paris, 1950, p. 52.
- 17 Cité par Mickael Löwy, op. cit., p. 211.
9 La théologie de la libération voit alors son influence décliner. Des évêques plus conservateurs sont nommés et surtout la démocratie commence à émerger et à stabiliser le continent. Dès lors, les tentations révolutionnaires s’apaisent, d’autant plus que le communisme s’effondre en Europe. L’action, purement spirituelle, de Jean-Paul II, on le sait, y est pour quelque chose. Un essor économique améliore les conditions de vie de la population, sans éradiquer toutefois la misère. Son message, loin d’avoir été étouffé est, néanmoins entendu et accepté avec des modifications. La conférence de Saint Domingue, en 1992, reprend l’expression d’« option préférentielle pour les pauvres », prône un engagement pour les droits de l’homme, une éthique écologique, une économie de solidarité contre le modèle néo-libéral. L’Église demande pardon pour tous les crimes commis par des chrétiens contre les esclaves et les Indiens au cours de l’Histoire. Il faudrait souligner l’importance des sources françaises dans cette pensée politique. Elles sont fondamentales, citons le père Louis-Joseph Lebret, fondateur d’Économie et Humanisme, créateur du tiers-mondisme catholique. Emmanuel Mounier qui admettait que le personnalisme chrétien avait « énormément à prendre dans le marxisme »16. Le père Thomas Cardonnel, dont les articles publiés au Brésil auront un grand impact : « la violence n’est pas seulement le fait des révolutions. Elle caractérise aussi le maintien d’un faux ordre »17. Le livre sur Marx du jésuite J. Y. Calvez, paru en 1959, intitulé : Marx, deviendra la bible de ces jeunes intellectuels sud-américains.
- 18 Olivier Compagnon, « La déclaration de Montevideo, le projet démocrate chrétien en Amérique latine (...)
- 19 Cité par Olivier Compagnon, ibidem, p. 116.
- 20 Cf. Jaime Castillo Velasco, Teoría y práctica de democracia cristiana chilena, Santiago, Editorial (...)
- 21 Lettre de Maritain à Alcen Amoroso Lima, 13juin 1947, cité par O. Compagnon, op. cit., p. 123. (...)
- 22 Philippe Waniez, Violette Brustlein, « La différence sociale et spatiale des religions au Brésil. (...)
- 23 Mickael Löwy, op. cit. p. 163.
- 24 Edith Kaufer, « Religieux et politique au Guatemala. De la convergence des intérêts à la réciproci (...)
- 25 Luis Samandu, « El Pentecotismo en Nicaragua y sus raices religiosas populares », Pasos, San José, (...)
- 26 M. Löwy, op. cit., p. 169.
10 Curieusement, des penseurs français sont encore à l’origine d’un autre mouvement d’inspiration chrétienne, bien différent. Il s’agit de la démocratie chrétienne. On s’inspire encore du père Lebret, mais surtout, d’un philosophe néo-thomiste, d’une importance primordiale : Jacques Maritain. Son œuvre majeure, Humanisme intégral, problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, publiée à Paris en 1936 sera la source principale des fondateurs de ce parti politique18. Du 18 au 23 avril 1937 se réunissent à Montevideo trente et un intellectuels qui signent la « déclaration de Montevideo », acte de naissance de la démocratie chrétienne latino-américaine. Il s’agit d’affirmer la voie démocratique, en refusant, à la fois le capitalisme libéral et le collectivisme communiste, au nom des grands principes de la doctrine sociale de l’Église, rappelée à plusieurs reprises depuis la première encyclique Rerum Novarum de 1891. Les intellectuels catholiques, souvent convertis (il y a un resurgimiento católico des élites latino-américaines dans les années trente) ne peuvent pas se prétendre la représentation politique de l’Église. Le Vatican l’interdit formellement. Une lettre du cardinal Pacelli, adressée à l’épiscopat chilien le rappelle clairement. « Un parti politique, même s’il se propose de s’inspirer de la doctrine sociale de l’Église et d’en défendre les droits, ne peut s’arroger la représentation de tous les fidèles, car, jamais son programme concret n’aura de valeur pour tous »19. D’ailleurs, cela n’est pas souhaitable. Jacques Maritain recommande une juste désacralisation du temporel. Jésus n’a-t-il pas demandé, lui-même, de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (il est l’inventeur de la laïcité) ? Il n’en reste pas moins que l’esprit chrétien doit inspirer l’action politique et nourrir la société de ses valeurs (« le spirituel doit ensemencer le champ du temporel »). Il faut donc surtout ne pas créer de parti confessionnel mettant en œuvre une politique cléricale et imposant les croyances de l’Église20. L’article trois de la déclaration de Montevideo le précise clairement : « Le mouvement n’aura pas de caractère confessionnel, tous ceux qui en acceptent les principes peuvent y participer ». D’ailleurs, Jacques Maritain, dans une correspondance avec Alain Amoroso Lima signale qu’il n’était pas nécessaire, pour rester fidèle à cet esprit d’ouverture, de dénommer le parti « démocratie chrétienne ». « Il me semble que le nom de démocratie chrétienne risquerait de créer une sérieuse équivoque et qu’il importerait de trouver un autre nom. Que pensez-vous de cela21 ? » L’important est, d’après lui, d’être le levain dans la pâte, pour développer une « civilisation chrétiennement inspirée », en défendant les valeurs de liberté, de solidarité, les droits de l’homme et le respect de la pluralité démocratique dans les institutions. La conversion personnelle, l’honnêteté, l’amour des autres, sont des conditions primordiales de la transformation du corps social.Dans un cas, comme dans l’autre, les catholiques se sont sali les mains, en se mêlant de politique pour que leur foi ne soit pas étrangère à la misère sociale du peuple qui les entourait. Dans les deux cas, les échecs et les dérives n’ont pas manqué. Il fallait éviter les deux écueils où l’Amérique latine est venue si souvent se briser : le totalitarisme de droite et le totalitarisme de gauche. « Tout commence en mystique, écrit Péguy, et tout finit en politique ». Une différence, toutefois est notable. La démocratie chrétienne n’a pas prétendu faire de la théologie, alors que la théologie de la libération, comme son nom l’indique, n’hésite pas à réécrire la doctrine catholique et à repenser la pastorale et la piété, en jetant un discrédit sur une piété populaire traditionnelle. Il s’agit donc bien, malgré sa prétention politique à s’occuper du peuple, d’une religion savante, en marge de l’institution ecclésiastique. Or, un phénomène majeur se produit, pendant ce temps, (depuis les années 70) en Amérique latine. Les églises catholiques se vident. Tous les observateurs s’accordent pour reconnaître ce recul spectaculaire. « En 1970, l’Église catholique, apostolique, romaine comptait 86 millions de fidèles, parmi les 94 millions de Brésiliens, soit 91 % de la population totale, en 1980, cette proportion s’abaissait à 89 % des 120 millions de Brésiliens, en 1991 elle atteignait le chiffre de 83 % des 147 millions de Brésiliens »22 notent Philippe Waniez et Violette Brustlein. Selon ces auteurs qui, notons-le, relativisent cette perte d’influence, l’explication n’est pas à chercher dans une baisse de la pratique religieuse ou de la foi (le matérialisme pratique a dû jouer aussi comme en Europe), mais dans l’expansion considérable des sectes et des églises protestantes évangéliques, pentecôtistes, que nous appellerons, pour simplifier, évangéliques. C’est un phénomène majeur. Il s’est encore aggravé. Au Guatemala, environ 30 % de la population appartient désormais aux églises évangéliques et aux sectes. L’explication du phénomène est complexe. Les partisans de la théologie de la libération insistent sur une explication politique. Ce serait « le résultat d’un complot soutenu par les États-Unis contre la théologie de la libération et plus généralement contre tous les mouvements sociaux, pour l’émancipation des pauvres »23. Cette théorie de la conspiration a des arguments en sa faveur. Il est vrai que les églises des États-Unis ont soutenu financièrement ces implantations, parfois par le biais de l’aide humanitaire, lors du tremblement de terre en 1976, en particulier. Les paysans ont aussi trouvé un refuge dans ces églises, alors que les catholiques étaient persécutés par la junte militaire. En effet, ces églises sont en général, neutres et conservatrices. Elles ont parfois soutenu ouvertement des régimes militaires (des évêques catholiques l’ont fait aussi). « Le document de Santa Fé (1980) qui fixe les bases de la politique extérieure des Etats Unis évoque clairement la promotion des sectes. Un autre document, émanant des groupes évangéliques, précise les lignes stratégiques de l’évangélisation de l’Amérique latine »24. L’apostolat agressif est soutenu par un usage massif des médias (de puissantes chaînes TV appartiennent à ces églises). On a pu parler à ce propos de « théologie de la résignation », l’accent étant mis, exclusivement, sur le salut individuel. Cependant, cette explication politique, qui est en partie exacte, ne suffit pas. Le protestantisme évangélique a profité aussi des bouleversements et de l’appauvrissement spirituel engendrés par les innovations théologiques d’un clergé trop engagé. C’est l’avis de Luis Samandu : « Les croyants reconnaissent dans le pentecôtisme leur propre religion toujours profondément enracinée dans la culture populaire, mais longtemps discréditée, comme étant superstitieuse par les classes cultivées et instruites »25. C’est ce que reconnaît aussi Michel Löwy : « Le protestantisme évangélique, contrairement au protestantisme historique n’est pas une force de modernisation, mais, plutôt une résurgence de la religion populaire latino-américaine »26. En somme, le peuple y retrouve une spiritualité très forte, une croyance affirmée au surnaturel, un esprit communautaire, la dimension verticale de la croix qui avait été un peu oubliée dans l’Église catholique, le sacré, tout simplement.11 Cette conscience des risques d’une hémorragie spirituelle a conduit l’Église catholique institutionnelle à réagir en divers sens. La nécessité de l’engagement social des catholiques, aussi bien du point de vue politique qu’humanitaire a été rappelée. La doctrine a été réaffirmée avec force par des évêques plus rigoureux sur le dogme et la morale. La famille, qui vole en éclat, aggravant la misère sociale, est l’objet de toutes les sollicitudes. Des mouvements d’Église, jusque là mal considérés, ont été encouragés, en particulier le Renouveau charismatique, qui, tout en renouvelant une piété traditionnelle : adoration de l’Eucharistie, sacrements, dévotions aux saints et à Marie propose une liturgie fervente et festive, n’hésitant pas à redécouvrir la prière : de guérison, de louange, de demande, invocations à l’Esprit Saint, dans un débordement affectif où le corps a une place importante (la religion populaire c’est un peu la religion du cœur et du corps, « temple de l’Esprit » selon Saint Paul). On redécouvre la piété de la religion populaire, récupérée par le courant évangélique. Au Brésil, un jeune prêtre, le père Marcelo Rossi, ancien champion de surf, chanteur, prédicateur, animateur pastoral, rassemble des foules considérables dans une liesse et une ferveur qui provoquent beaucoup de conversions parmi les jeunes. On le comprend, l’Église catholique attend de ces mouvements une défensecontre le prosélytisme des évangéliques et des sectes. Il est d’ailleurs fréquent, désormais que des prières communes, dans un esprit oecuménique, soient organisées entre ces deux églises à la fois concurrentes, mais proches par bien des aspects. Cela réveille un oecuménisme endormi entre les catholiques et les protestants.
12 Nous terminerons en évoquant un fait religieux exemplaire pour comprendre la religion en Amérique latine. Il s’agit du culte à Notre-Dame de Guadalupe, le premier sanctuaire marial d’Amérique latine et du monde, fréquenté par près de vingt millions de fidèles chaque année. Rappelons les événements, en reprenant l’historiographie traditionnelle. Les Aztèques sont un peuple nomade du Nord du Mexique. En 1369, ils arrivent sur une île marécageuse au centre du lac Texacoco. Ils s’établissent sur la lagune qu’ils assainissent. Ce sera leur capitale : Tenochitlan, qui deviendra Mexico. C’est un peuple conquérant qui étendra sans cesse son empire. Le sacrifice humain est constamment pratiqué, notamment pour obtenir la renaissance quotidienne du soleil. Le vendredi saint, 22 avril 1519, Cortés et ses conquistadores débarquent sur la côte mexicaine. Après deux ans de guerre, l’empereur Moctezuma est vaincu. Les Espagnols imposent une colonisation brutale qui pille et détruit la civilisation aztèque. Juan Diego est un Aztèque pauvre, converti et baptisé. Le samedi 9 décembre 1531, le lendemain de la fête de l’Immaculée Conception, Juan Diego se rend à la messe. Il vient du village de Cuauhtitlan. Au pied de la colline consacrée à la déesse Tonantzin, la colline de Tepeyac, il entend le chant d’une multitude d’oiseaux et une voix qui l’appelle en nahuatl : « Mon petit Juan Diego, Juantzin, Juan Diegotzin ». Il voit une Dame merveilleusement belle, environnée de lumière. Elle se présente comme la Sainte Vierge, la mère du Dieu de Vérité, la mère de tous les hommes. Elle demande qu’on construise en cet endroit une église, pour écouter les peines et les prières des hommes qui se confieraient à elle. L’évêque, qu’il va voir à deux reprises, ne le croit pas et lui demande un signe. La Vierge dit à Juan Diego qu’elle lui donnera un signe le lendemain. La Vierge l’envoie au sommet de la colline cueillir un bouquet de fleurs. Il y va, et, sur cette colline désertique, en plein hiver, il trouve toutes sortes de fleurs qu’on ne trouve qu’en Castille. Il les apporte à la Vierge qui les dépose dans son manteau et l’invite à les apporter à l’évêque. Elle lui demande de n’ouvrir son manteau que devant l’évêque. Il ouvre devant lui sa cape blanche et laisse tomber les fleurs de Castille. C’est alors qu’apparaît, sur cette cape, l’image que nous pouvons contempler aujourd’hui. L’évêque est émerveillé, il demande où doit être construite l’église. Juan Diego va revoir son oncle qui a été guéri. La Vierge lui est apparue à lui aussi et lui a demandé qu’on vénère la précieuse image sous le nom de la « Toujours Vierge Sainte Marie de Guadalupe ». Ce nom reprend celui d’un sanctuaire célèbre d’Estrémadure en Espagne, qui existe depuis le Moyen Âge. Ce nom d’origine arabe, comme Fatima, au Portugal, signifie : « rivière de lumière ou rivière de feu ». On construit un premier ermitage en quatorze jours, pour Noël, puis on l’agrandit d’une chambre, en 1533. Juan Diego y vivra jusqu’à sa mort, en 1548, survenue le 9 décembre, jour de l’anniversaire de l’apparition. L’évêque fait placer l’image dans l’église, pour que tous les pèlerins puissent la contempler. En une dizaine d’années, neuf millions d’Indiens se convertissent. Un jeune Indien aztèque, Antonio Valeriano, écoute le témoignagede Juan Diego. Il apprend l’espagnol et le latin. Il est le collaborateur de Bernardino de Sahagun. Il deviendra juge et gouverneur de Mexico. Il raconte l’histoire, en langue nahuatl en utilisant, pour la première fois l’alphabet latin, vers 1545. Ce livre s’appelle le Nican Mopohua (Voici le récit). C’est dans ce livre que nous trouvons le récit de l’histoire, certains disent la « pieuse légende », de Notre-Dame de Guadalupe, telle que nous venons de la résumer. L’historien français, Pierre Ragon, spécialiste de l’histoire religieuse du Mexique, très hostile à l’authenticité des apparitions, reconnaît, cependant, que : « la majorité des auteurs tient le Nican Mopohua pour un texte du XVIe siècle »27. C’est ce qu’attestent les spécialistes d’histoire des manuscrits. Un autre historien mexicain, plutôt hostile également, Juan Rodolfo Rivera Pacheco, s’efforce de faire le point objectivement, sur les documents en notre possession. Il évoque l’hostilité du supérieur provincial des franciscains Francisco de Bustamente dès 1556 (ce qui, d’ailleurs, prouve l’ancienneté du culte). Il s’opposait, en effet à l’évêque de Mexico Alonso de Montufar, « car les franciscains condamnent fortement le développement de toute correspondance entre le christianisme et les croyances préhispaniques »28. L’historien évoque aussi, la ressemblance entre l’image de Guadalupe et une statue qui existait au XVIe siècle dans l’église de Guadalupe en Espagne. Les ressemblances sont les suivantes : la Vierge est environnée de soleil, elle a la lune sous les pieds et elle a un manteau recouvert d’étoiles. On peut imaginer un peintre qui aurait copié le modèle espagnol29. Cependant, il est évident que la représentation de la Vierge correspond à la représentation traditionnelle de la Vierge de l’Apocalypse qui reprend toujours ces éléments conventionnels. Une différence importante apparaît dans le fait que la Vierge espagnole est une Vierge à l’enfant alors que la Vierge mexicaine, fait exceptionnel, est une Vierge enceinte. De plus, dans une hypothèse favorable à l’apparition, il n’est pas étonnant que la Vierge qui veut être honorée sous le titre de « Notre Dame de Guadalupe » signale, par son image, cette parenté.
- 30 Ibidem, p. 234.
13 Juan Rodolfo Rivera Pacheco, après avoir examiné tous les documents, conclut, prudemment, qu’on ne peut douter ni de l’historicité de Juan Diego, ni de l’ancienneté de l’image, ni de la version commune des événements. Evidemment, il ne tranche pas sur leur caractère miraculeux : « En lo personal, considero válidos los datos sobre la historicidad de Juan Diego y los hechos de su vida. Sobre el hecho milagroso, cada cual tiene su mejor opinión »30.
- 31 E. O’Gorman, Destierro de sombra. Luz en el origen de Nuestra Señora de Guadalupe en el Tepeyac, M (...)
- 32 S. Gruzinski, La guerra de las imágenes. De Cristóbal Colón a « Blade Runner », Mexico, Fondo de c (...)
- 33 D. Brading, Mexican Phoenix. Our Lady of Guadalupe. Image and tradition a cross five centuries, Ca (...)
14 Le grand historien mexicain Edmundo O’Gorman31 conteste l’historicité de l’apparition. L’image aurait été peinte par un peintre indien, nommé Marcos, vers 1555. Il s’appuie en cela sur la déclaration de Bustamente lui-même. Serge Gruzinski32 situe le débat sur la place des images dans la Conquista et la culture mexicaine. David Brading33 ouvre une perspective comparable sur l’image de Notre-Dame de Guadalupe des origines à nos jours. Il va de soi que nous ne nous prononçons pas sur la réalité ou non du caractère miraculeux des événements. Nous présentons quelques éléments du culte fondé sur la croyance populaire, validée par l’Église après des débats assez vifs.
- 34 Cf. Jean Mathiot, Jean-Pierre Rousselle, Guadalupe Mexique, la Dame du Ciel, Pierre Téqui, Paris, (...)
15 Cette image représente une belle jeune fille brune métisse, les mains jointes34. Elle est vêtue d’une charmante tunique rose décorée d’arabesques d’or. Son manteau turquoise, qui recouvre en partie sa tête, est constellé d’étoiles. Elle est entourée du soleil, elle prie humblement. Elle n’est pas une déesse. Cette image évoque le chapitre XII de L’Apocalypse dans lequel l’Église a toujours vu la préfiguration du rôle de Marie dans les combats des derniers temps contre le Mal. « Un signe grandiose apparut dans le ciel : une femme, le soleil l’enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête. Elle est enceinte… » Les étoiles représentent les peuples dont elle est la mère, le soleil : Dieu dont elle est environnée, la lune : les forces de la nuit qui sont sous ses pieds.
16 Il serait trop long d’étudier le riche symbolisme de tous ces signes qui parlent aux Aztèques35. Notons, qu’il s’agit, sans doute de la représentation d’une jeune femme enceinte d’environ trois mois (elle porte le ruban que portaient les femmes enceintes et des mesures bio-métriques ont été réalisées). Sur son ventre, on trouve la fleur à quatre pétales, le jasmin mexicain, le symbole aztèque de la divinité. Les étoiles sur sa robe, les reflets dans ses yeux ont révélé bien des mystères36. D’autres énigmes demeurent. La conservation de ce tissu d’agave, une espèce de cactus extrêmement fragile est incompréhensible (des opposants contestent qu’il s’agisse d’un tissu d’agave, d’autres affirment que l’on a refait l’image). Pendant cent seize ans, il n’a même pas été protégé. Il se détruit, normalement au bout de vingt ans. Aucun colorant connu n’explique les couleurs. Aucune trace de dessin, de coup de pinceau, d’apprêt n’a été relevé sur l’image. Cette jeune fille, cette métisse, vient rassurer ses enfants et le peuple aztèque. « Ne suis-je pas là, moi qui suis ta mère ? » Elle parle aux Aztèques dans leur langue. Elle est l’Immaculée Conception, la mère du vrai Dieu, mais elle établit un lien très fort par une série de signes entre le peuple espagnol et le peuple aztèque. Elle est la mère de tous les peuples qu’elle rassemble sous son manteau, qu’elle aime comme la prunelle de ses yeux. Cette « inculturation », ce tissage (le manteau de Juan Diego est un tissu très fragile) est un métissage. Elle est la mère notamment du peuple mexicain dans toutes ses composantes ethniques et sociales : esclaves, noirs, Indiens, blancs, métis, pauvres, riches, hommes, femmes. Elle est devenue en tout cas un symbole de l’identité mexicaine et latino-américaine. On a trouvé son effigie sur les bannières de toutes les luttes mexicaines depuis les luttes de l’indépendance au début du XIXe siècle, jusqu’aux Cristeros,lors des persécutions antireligieuses de la guerre civilede1926-1929. Le Mexique reste laïque. Le 12 décembre, qui n’est pas férié, est pourtant une fête nationale où personne ne travaille. Des millions de Mexicains font le pèlerinage, même si les processions publiques sont officiellement interdites. « En México es común escuchar el dicho popular de que los Mexicanos podemos ser liberales o hasta ateos, pero cien por cien guadalupanos »37, écrit J.R. Rivera Pacheco.17 Le pape Jean-Paul II qui s’est rendu cinq fois en pèlerinage à Mexico, notamment en 2002, pour la canonisation de Juan Diego a placé une reproduction de la Tilma au Vatican. Le 12 décembre est désormais fêté au calendrier universel de l’Église.18 Sous l’influence du matérialisme pratique, de la sécularisation de la société, les traditions et les croyances de la religion populaire se sont considérablement affaiblies au XXe siècle. Comme en Europe, quoique à un degré moindre, la religion catholique a reculé en Amérique latine. Ce continent reste néanmoins un bastion de l’Église dans le monde. Aux prises avec de graves tensions économiques et sociales, l’Église locale a voulu retrouver le peuple non plus en nourrissant une piété désincarnée, mais en s’engageant sur le terrain politique afin de transformer la société et de changer les structures de péché. Tel fut l’enjeu de la théologie de la libération : faire coïncider la libération politique et la rédemption religieuse, relire la Bible à la lumière du contexte historique contemporain. Le recours aux concepts du marxisme a entraîné certains fidèles sur la voie risquée de la révolution aux côtés de militants qui pratiquaient la violence pour lutter contre des régimes totalitaires. L’institution ecclésiastique a réagi par un rappel conservateur de la doctrine, de la morale et de la discipline.19 La crise de l’Église jointe aux bouleversements de la société a entraîné une désaffection des fidèles. Ceux-ci se sont tournés vers en masse vers les sectes et les églises protestantes évangéliques venues des États-Unis. Le peuple aussi ne vit pas seulement de pain. La soif de Dieu, le besoin de sacré (des signes concrets qui permettent d’entrer en contact avec le divin), la piété démonstrative, le goût de la prière, de l’adoration, la ferveur communautaire, la place de l’affectivité dans les cérémonies, s’étaient un peu perdus dans une religion qui se disait du peuple mais qui était en fait une religion savante (« une théologie ») conçue et dirigée par de nouveaux clercs. Contre ce danger d’une désaffection, l’Église a renoué avec une religiosité traditionnelle, sans renier son engagement social. Les communautés nouvelles porteuses d’une spiritualité exigeante et traditionnelle (malgré la dénomination « nouvelles ») ont fleuri en Amérique latine comme ailleurs. Le culte marial, particulièrement intense en Amérique latine (par exemple, depuis longtemps adressé à Notre-Dame de Guadalupe ou plus récemment autour de la paroisse de San Nícolas en Argentine) est un modèle de cette ferveur communautaire faite de pèlerinage, d’émotion mystique, de merveilleux et de miracles, du besoin d’une médiation maternelle vers Dieu. L’Église s’efforce d’éduquer cette dévotion par une théologie adéquate (une religion savante). Les risques de déviation sont réels : mysticisme illusoire, goût exagéré pour le surnaturel, syncrétisme, croyances hétérodoxes. Marie n’est pas la déesse mère des religions anciennes. Elle doit conduire à son Fils. Facteur d’acculturation et d’identité, le culte marial n’en reste pas moins l’expression manifeste du besoin d’un contact avec ce que le divin a de féminin. C’est peut-être là l’essence secrète de la religion populaire.
Biographie
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Notes
1 José Antonio Fernandez de Rota, « La Religion populaire », Encyclopédie des religions, Bayard, 2000, p. 2065-2070.
2 Juan Carlos Jurado, « Catástrofes naturales, santos protectores y devociones religiosas en la nueva Granada », Religiosidad y costumbres populares en Iberoamérica, David Gonzalez Cruz, Universidad de Huelva, 2000, p. 262.
3 C’est le cas pour le Christ de Chalma au Mexique.
4 Juan Carlos Jurado, op. cit., p. 261.
5 Ibidem, p. 263.
6 Virginie de Véricourt, Rituels et croyances chamaniques dans les Andes boliviennes, les semences de la foudre, l’Harmattan, Paris, 2000, p. 297. Voir aussi du même auteur « En quête de chance, les itinéraires de la Fortune en Bolivie », Religion et religiosité en Amérique latine, cahiers des Amériques latines, n° 33, IHEAL, 2000, p. 85-103.
7 Elisabeth Cunin, « Relations interethniques et processus d’identification à Carthagène (Colombie). De l’invisibilité à l’ethnicité », cahiers des Amériques latines, 33, 2000, p. 132.
8 Philippe Waniez, Violette Brustlein, « La différenciation sociale et spatiale des religions au Brésil, la perte d’influence relative de l’Église catholique romaine au Brésil », cahiers des Amériques latines, 33, 2000, p. 114.
9 Roberto J. Lopez, « Devociones y cultos marianos en Galicia durante la Edad Moderna », Religiosidad y costumbres populares en Iberoamérica, Huelva, 2000, p. 83.
10 Honorio M. Velasco, « Las leyendas de hallazgo y de singularización de Imagenes marianas en España », ibidem p. 89-101. Cet auteur établit une typologie des légendes concernant les statues miraculeuses.
11 P. A. Cantero, « El vuelo de la Alondra », Religiosidad y costumbres populares, op. cit. , p. 179.
12 Pierre Ragon, op. cit., p. 229.
13 Michael Löwy, La guerre des dieux, Felin, 1998, p. 57.
14 Gustavo Gutierrez, Théologie de la libération-Perspectives, Bruxelles, Lumen Vitae, 1974, p. 39-40.
15 Michaël Löwly, op cit, p. 77.
16 Emmanuel Mounier, Feu la chrétienté, Seuil, Paris, 1950, p. 52.
17 Cité par Mickael Löwy, op. cit., p. 211.
18 Olivier Compagnon, « La déclaration de Montevideo, le projet démocrate chrétien en Amérique latine », Histoire et société de l’Amérique latine, 1999/1, n° 9, Chrétiens d’Amérique latine : l’enjeu du politique, p. 109-125.
19 Cité par Olivier Compagnon, ibidem, p. 116.
20 Cf. Jaime Castillo Velasco, Teoría y práctica de democracia cristiana chilena, Santiago, Editorial del Pacífico, 1973.
21 Lettre de Maritain à Alcen Amoroso Lima, 13juin 1947, cité par O. Compagnon, op. cit., p. 123.
22 Philippe Waniez, Violette Brustlein, « La différence sociale et spatiale des religions au Brésil. La perte d’influence relative de l’Eglise catholique romaine au Brésil », Cahiers des Amériques latines, 33, Religions et religiosité en Amérique latine, IHEAL, 2000, p. 103.
23 Mickael Löwy, op. cit. p. 163.
24 Edith Kaufer, « Religieux et politique au Guatemala. De la convergence des intérêts à la réciprocité des influences », Histoire et société de l’Amérique latine, l’Harmattan, 1999, p. 156-157.
25 Luis Samandu, « El Pentecotismo en Nicaragua y sus raices religiosas populares », Pasos, San José, Costa Rica, n° 17, mai-juin 1988, p. 8.
26 M. Löwy, op. cit., p. 169.
27 Pierre Ragon, Les saints et les images du Mexique, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 319-320.
28 Ibidem, p. 318.
29 Juan Rodolfo Rivera Pacheco, « La devoción guadalupana mexicana, una opinión histórico sociológica », Religiosidad y costumbres populares en Iberoamérica, Huelva, 1999, p. 235-237.
30 Ibidem, p. 234.
31 E. O’Gorman, Destierro de sombra. Luz en el origen de Nuestra Señora de Guadalupe en el Tepeyac, Mexico, UNAM, 1986, p. 81-107.
32 S. Gruzinski, La guerra de las imágenes. De Cristóbal Colón a « Blade Runner », Mexico, Fondo de cultura económica, 1994.
33 D. Brading, Mexican Phoenix. Our Lady of Guadalupe. Image and tradition a cross five centuries, Cambridge University Press, 2003.
34 Cf. Jean Mathiot, Jean-Pierre Rousselle, Guadalupe Mexique, la Dame du Ciel, Pierre Téqui, Paris, 2003. Nous leur empruntons des éléments d’analyse.
35 Ce qui alimente la critique : « la pieuse légende de Guadalupe prend place parmi les métamorphoses tardives des anciennes croyances indiennes au sein de la spiritualité du Mexique colonial », écrit Jacques Lafaye dans Quetzacoatl et Guadalupe, Paris, 1974, p. 11. Pour une histoire critique du culte voir aussi Marguerite-Marie Leprêtre, « Guadalupe et la dévotion mariale au Mexique », La dévotion mariale de l’an mil à nos jours, Bruno Béthouart et Alain Lottin (dir.), Artois Presses Université, 2005, p. 146-158. L’authenticité du Nican Mopohua n’est pas remise en cause.
36 A. Tonsman, Los ojos de la Virgen de Guadalupe, México, Diana, 1981. D. Van Cauwelaert, L’Apparition, Le livre de poche, 2001.
37 J. R. Rivera Pacheco, op. cit., p. 222.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Louis Benoit, « Religion populaire et crise identitaire en Amérique latine », Amerika [En ligne], 6 | 2012, mis en ligne le 21 juin 2012, Consulté le 22 juin 2012. URL : http://amerika.revues.org/3110 ; DOI : 10.4000/amerika.3110
Auteur
Jean-Louis Benoit
Université de Bretagne-Sud, Lorient
Laboratoire HCTI
Laboratoire HCTI
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