"Les juifs ont eu différents destins aux Etats-Unis et en France"
Le sociologue et historien Pierre Birnbaum, né en 1940, publie Les Deux Maisons. Un essai dans lequel il étudie la façon dont les juifs se sont intégrés, et ont accédé à la haute fonction publique, en France et aux Etats-Unis.
Qu'est-ce que votre approche comparative dit de la France et des Etats-Unis ?
Ce sont deux nations où l'Eglise et l'Etat sont séparés ; il en existe très peu au monde. Et pourtant ces deux grands modèles de séparation d'avec les Eglises demeurent radicalement contraires. Pour que la séparation soit effective, il faut que l'Etat soit fort, qu'il se coupe de l'Eglise. Tel est le cas en France, où l'Etat se distingue des religions et professe l'ambition de modeler l'espace public, ce que recouvre le terme de laïcité - en instituant notamment le décadi à la place du dimanche sous la Révolution française. L'Etat prend en charge la société, organise l'éducation. Il laïcise, par exemple, en 1905, l'espace public.
Cette même année, le juge Brewer proclame que les Etats-Unis sont une nation chrétienne, ce que confirme alors la Cour suprême dans une décision restée fameuse. Il y a bien aux Etats-Unis une structure de séparation de l'Eglise et de l'Etat, le "Wall of separation" de Jefferson, mais c'est de l'Etat que l'on ne veut pas ! La société américaine offre le spectacle d'un fantastique pluralisme religieux, avec un establishment protestant dominant, et qui refuse l'empiétement de l'Etat. Cette perspective se trouve à l'origine de ma comparaison des deux modèles d'émancipation des juifs.
En quoi l'histoire de l'intégration des juifs à ces deux sociétés est-elle exemplaire de celle des minorités ? Les Etats-Unis seraient plus propices que la France au développement de communautés...
Aux Etats-Unis, il s'agit moins de "communautés" que de reconnaître le droit d'adhérer à des valeurs pour autant qu'elles ne remettent pas en question un bonheur public. Prenons l'exemple de la célébration, à Philadelphie, de la Constitution, le 4 juillet 1788 : une grande procession traverse la ville et se termine par un gigantesque banquet où l'on aménage une table pour les juifs de la ville qui mangent casher sans que personne y prête attention. Quelques jours après, une procession est prévue à New York. Or, on se rend compte que cette célébration de la Constitution coïncide avec un jeûne du calendrier hébraïque. Du coup, l'on repousse la cérémonie d'un jour.
Ce serait impensable en France...
Oui. Aux Etats-Unis, on appelle les enfants Jonathan, Ezra ou Rachel, et on trouve des villes nommées Jéricho, Canaan ou Hébron. L'hébraïsme y est très influent et les Américains eux-mêmes se vivent comme les nouveaux Hébreux qui ont échappé à l'emprise du "pharaon" anglais en franchissant leur mer Rouge - l'Atlantique. La Révolution française, au contraire, se construit sur une fascination envers les républiques romaine et grecque.
Pourtant, au XIXe siècle, la France intègre mieux les juifs à la vie publique que les Etats-Unis. Pourquoi ?
En France, une République homogénéisatrice offre aux juifs un destin exemplaire en leur permettant d'entrer dans la citoyenneté sur une base universaliste. Cela implique l'abandon des identités collectives au profit d'une méritocratie républicaine. On va retrouver des "juifs d'Etat" à Polytechnique, à l'Ecole normale supérieure dès le XIXe siècle. Ils vont devenir ministres, préfets, généraux, professeurs au Collège de France, etc. Mais au même moment le judaïsme, tout comme d'autres cultures, a du mal à se développer comme lieu de créativité et d'idées.
Aux Etats-Unis, c'est le contraire ?
Oui, l'Etat et l'administration sont dominés par l'establishment protestant jusqu'aux années 1950. On trouve même, jusqu'en 1867, des Constitutions d'Etat comme celle du Maryland qui refusent l'accession des juifs à la fonction publique. Le judaïsme, en revanche, s'épanouit dans les niches de la société et George Washington, dans un fameux discours à la synagogue de Newport, déclare que les juifs peuvent vivre "sous leur arbre de vin et de figue sans que personne les inquiète".
A quel moment les juifs se rapprochent-ils de l'Etat américain ?
Pendant le New Deal rooseveltien, dans les années 1930, lors du renforcement de l'Etat. Cette "alliance verticale" entre les juifs et l'Etat américain se réalise probablement aux dépens d'une forme de solidarité puisque ceux qui entourent le président Roosevelt échouent pendant la seconde guerre mondiale à user de leur influence pour mettre fin au massacre des juifs européens par les nazis. La thèse entretenue dans l'opinion de la "guerre juive", un fantasme très puissant à cette époque, aussi bien en France qu'aux Etats-Unis, comme l'a montré l'historien Jeffrey Herf [La Propagande nazie, Calmann-Levy, 2011], a eu un effet dissuasif. Elle risque, du reste, de refaire surface en cas de guerre entre Israël et l'Iran.
Quelle est la figure du "juif d'Etat" à l'américaine la plus significative ?
Deux juges de la Cour suprême, Benjamin Cardozo (1870-1938), par sa défense de la loi et sa fidélité à son histoire personnelle, et Felix Frankfurter (1882-1965), un de mes favoris car il met en place une vision radicale de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. En 1940, la décision Gobitis rendue par la Cour suprême concerne les Témoins de Jehovah qui, alors que la guerre fait rage, refusent de saluer la bannière étoilée. Frankfurter convainc la Cour de les condamner et provoque un scandale. Le service de l'Etat, pense-t-il, l'emporte alors sur les convictions personnelles religieuses. La Cour revient rapidement sur cette décision au nom des libertés individuelles. Mais Frankfurter persiste à rêver d'une intégration à la française et de fait, dans les années 1950, le "Wall of separation" va prendre une certaine réalité, symbolisée par des mesures telles que l'interdiction des prières à l'école, de la lecture de la Bible, etc.
Les quelques juges juifs de la Cour suprême - Louis Brandeis (1856-1941) est le premier magistrat juif à y siéger - votent avec certains de leurs collègues en faveur de cette laïcisation qui choque, comme sous la IIIe République, une société demeurée chrétienne et suscite là aussi des poussées antisémites. A cette époque, on a l'impression que les modèles français et américain se rapprochent. De fait, la Cour suprême joue le rôle de l'Etat à la française dans la structuration de l'espace public.
Quand cette tendance s'inverse-t-elle ?
A la fin des années 1960, un nouveau messianisme religieux se profile qui, avec les militants de la droite chrétienne et, bien plus tard, ceux du Tea Party, prend sans cesse plus d'ampleur en dépit de la résistance de juges de la Cour suprême auxquels s'associent en permanence quelques juges juifs. A l'extérieur, des rabbins et des intellectuels juifs partagent les convictions du mouvement chrétien, hostile au "mur de séparation", et appuient ce retour à Dieu. Ce qui éloigne les Etats-Unis de la laïque France contemporaine.
Avec Barack Obama au pouvoir, quelque chose change-t-il dans le modèle américain d'intégration des juifs ?
Depuis la présidence de Clinton et jusqu'à celle d'Obama, des juifs, plus nombreux qu'auparavant, ont été élus au Congrès, quelques-uns accèdent même au cabinet présidentiel, et trois d'entre eux siègent à la Cour suprême (sur neuf membres). On assiste ainsi à une sorte de rencontre inédite entre les juifs et l'Etat à un moment où celui-ci tente de se renforcer. Un peu comme en France, cette entrée pleine et active dans l'espace public risque de les éloigner quelque peu du sionisme mais surtout de provoquer, en retour, un antisémitisme politique plus menaçant que les préjugés sociaux ou religieux antérieurs.
Faut-il, pour détourner une célèbre formule, dire que les juifs sont "heureux comme Dieu aux Etats-Unis" et pas "heureux comme Dieu en France" ?
Ils le sont dans les deux sociétés, même s'ils connaissent des destins différents. Aux Etats-Unis, les juifs étant largement exclus de l'Etat, l'antisémitisme politique demeure absent et ne remet pas en cause leur existence. Il n'y a aucune mobilisation antisémite d'importance, en dehors de l'épisode du New Deal baptisé "Jew Deal", qui voit la naissance de ligues antisémites. Les conflits politiques de dimension nationale concernent davantage les Noirs.
L'antisémitisme reste aux Etats-Unis largement social ou religieux : on les exclut des universités, des clubs, des hôtels, mais la violence est comme absente, en dehors du lynchage, en Géorgie, en 1915, de Leo Frank, un industriel juif américain accusé à tort du meurtre d'une jeune fille. "We are at home in America" ["Nous sommes à la maison, aux Etats-Unis"], se félicitent les juifs américains tout comme auparavant les juifs espagnols ou allemands. Ces dernières "maisons" ont disparu, emportées par l'Inquisition et la Shoah et seules, ou presque, en dehors de l'exemple britannique, demeurent ces deux "Sion" américaine et française comme modèles alternatifs essentiels. par Nicolas Weill Source
Biographie :
"LES DEUX MAISONS ESSAI SUR LA CITOYENNETÉ DES JUIFS (EN FRANCE ET AUX ÉTATS-UNIS)" de Pierre Birnbaum (Gallimard, 418 p., 25 €).
"GÉOGRAPHIE DE L'ESPOIR. L'EXIL, LES LUMIÈRES, LA DÉSASSIMILATION"
de Pierre Birnbaum (Gallimard, 2004).
"HISTOIRE RELIGIEUSE DES ÉTATS-UNIS"
de Lauric Henneton (Flammarion, 444 p., 25 €).
"DE LA RELIGION EN AMÉRIQUE"
de Denis Lacorne. Essai d'histoire politique, (Gallimard, 2007, réédité et mis à jour en Folio essai, 464 p., 9,60 €).
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