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Tuesday, November 13, 2012

Tunisie, Traité de la révolution, de la religion et de la Constitution (fr, en)

Remise en situation de la révolution de monde arabe

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Pr Yadh Ben Achour
Invité du Centre d’Etudes sur le Moyen Orient à l’Université de Harvard, le Pr. Yadh Ben Achour devait traiter de la révolution et de la religion et de la Constitution, s’appuyant particulièrement du contexte tunisien. Ci-après le texte intégral de la version en langue française.
 
Introduction
Depuis le XIXe siècle, à tous les niveaux de l'existence, le monde musulman vit un dualisme fondamental entre le patrimoine historique, turâth, et les phénomènes sociaux, culturels ou politiques qui, de l'extérieur, ont investi ce patrimoine. Le terme arabe «hadathi» rend bien compte du phénomène. Le «hadath» désigne le phénomène inattendu, qui rompt l’unité et la continuité de l’histoire. Le moderne, hadathi, est donc «ce qui advient», ce qui rompt l’écoulement naturel de l’histoire. Depuis, le monde musulman s'inscrit dans une dialectique d’opposition entre le «turathi» et le «hadathi», l'ancien et le nouveau.

La religion se trouve au cœur de cette dialectique, en particulier dans le domaine de la politique, de la culture et du droit. La Constitution n’y échappe pas, comme nous allons le constater pour la Tunisie.

Le parcours du religieux dans le grand débat politique et constitutionnel de même que dans l'action politique, a connu des formes extrêmement diversifiées. Elles peuvent être celles de la confrontation, ou celle de la récupération, celle de l'acculturation, ou encore celle de l'étatisation. Toutes ces formes ont lieu soit dans les rapports de la religion avec l'État, soit dans ses rapports avec la société politique environnante.
L'hypothèse de la confrontation directe a été vécue dans des pays comme la Turquie ou l’Iran des Pahlevi, et à un moindre degré en Tunisie, sous Bourguiba, ou en Égypte.

La seconde hypothèse est celle de la récupération. Les Etats musulmans ont quasiment tous utilisé la récupération. Il s'agit, pour un État réformateur, d'utiliser la doctrine, les dires où les symboles du religieux pour faire passer ses projets de réforme dans la société tout en se posant lui-même comme le seul porte-parole autorisé de la religion. Au service de la cause étatique, l'islam et ses textes ont été tour à tour mis au service du socialisme, du nationalisme, du libéralisme, de la monarchie, de la république, du parlementarisme, du parti unique, du constitutionnalisme etc.

La troisième hypothèse englobe le cas où l'islam, en tant qu'idéologie et conviction politique, renonce aux formes les plus aiguës de ses idées politiques, pour les adapter au contexte et pouvoir cohabiter pacifiquement avec les autres forces concurrentes, en général dans un climat oppositionnel. Cette expérience a été vécue en Tunisie après la grève de la faim du 18 octobre 2005, à laquelle nous reviendrons.
Au cours de leur longue histoire, les musulmans ont expérimenté des pratiques «temporelles» incontestables. Il en est ainsi dans les domaines fiscal, militaire, artistique, scientifique. Cependant, la sharia restait le référent théorique et pratique dominant. Elle couvrait en effet tous les aspects de la vie sociale. Qu’en est-il aujourd’hui ? Plus particulièrement quel est l’impact de la révolution tunisienne sur les rapports de la religion et de la constitution ? Commençons par un très bref regard sur la question sous la dictature parce qu’elle éclaire le reste..
 
I. De la dictature, de la religion et de la Constitution

Les analystes ont émis plusieurs hypothèses sur la nature des rapports entre le religieux et le politique dans des régimes politiques «modernisateurs» comme ceux de la Tunisie. La nature «laïque» de ce type de régime figure parmi les hypothèses clefs.
 
Religion d’Etat
En fait, aussi bien sous le «despotisme éclairé» de Habib Bourguiba, que sous le despotisme policier de Ben Ali, l'hypothèse qui se rapproche le plus, à mon avis, de la réalité du régime, c’est qu’il s'agit bien, comme l'affirme d'ailleurs la constitution, d'une «religion d'État», dans laquelle le religieux, avec ses symboles, ses normes, sa moralité, son culte, et surtout son langage, est placé au service des politiques du régime, même dans le cas où le régime entreprend des politiques hostiles à la religion majoritaire ou aux partis politiques à référence religieuse. Dans cette perspective, il est interdit d'avoir une religion nationale différente que celle qui est déterminée par le chef de l'État et préconisée par lui.
 
La répression des partis «religieux»
C'est donc au nom de la religion, «bien comprise», selon les normes d'interprétation fixée par le régime en place, que l'État engage ses forces politiques et sécuritaires essentiellement dans deux directions. Tout d'abord, contre «la religion traditionnelle» et ses institutions privées et publiques. Ensuite, contre les partis politiques d'opposition qui se réclament de la religion, c'est-à-dire les partis dits «islamistes». La répression peut être extrêmement violente et laisser des victimes en grand nombre. C'est ce qui s'est passé sous le régime de Ben Ali qui, à partir des années 90, a mené une politique sans faille de répression systématique, d'emprisonnements, de liquidations, de tortures, contre le parti islamiste le plus représentatif «Nahdha». Cette politique a duré des années, jusqu'à la chute du régime, en janvier 2011. 

Islamisation des partis démocratiques, démocratisation des partis «islamistes»
Les conséquences politiques de ces pratiques ne font que consolider ces partis. La victimisation, la résistance à la dictature, la symbolique religieuse bafouée, la perversion et la corruption de la dictature, leur servent d'autant de slogans pour mobiliser leurs troupes, mais également pour se donner une figure valorisante au sein d'une grande partie de l'opinion, et en particulier au sein de la population majoritaire du «peuple des croyants», extrêmement importante dans le contexte islamique, et que je qualifie de «orthodoxie de masse». Les élections du 23 octobre 2011, en Tunisie, prouve la véracité de ce phénomène.

Mais la politique de répression va avoir un effet assez inattendu. Elle va pousser les partis «démocratiques», sécularisés, qu'ils soient de tendance socialiste, communiste, ou nationaliste, à faire alliance avec les partis islamistes, pour faire front commun contre la dictature. C'est exactement ce qui s'est passé lors de la grève de la faim organisée le 18 octobre 2005 entre un certain nombre de partis démocratiques laïques et le parti Nahdha. Se retrouvant ensemble, dans un climat pathétique intense sur le plan psychologique et politique, les responsables de ces partis politiques ont vécu une expérience commune d'opposition au pouvoir qui a fini par influencer les uns et les autres, dans un phénomène d'islamisation des démocrates et de démocratisation de l'islam politique. Un certain nombre de déclarations importantes ont été adoptées conjointement par l'ensemble de ces forces regroupées au sein du «comité du 18 octobre 2005» sur des thèmes aussi sensibles que ceux des droits de la femme, de la constitution, de l'État de droit, de la démocratie et du pluralisme.

II. De la révolution et de la religion
 
Entre décembre 2010 et janvier 2011 la Tunisie s'est engagée dans un processus révolutionnaire, rapide mais profond. Ce processus est «révolutionnaire» pour les raisons suivantes.

L’évènement révolutionnaire. Son sens et sa portée
L’évènement est tout d'abord constitutif de mémoire. Par sa profondeur, sa densité symbolique, son intensité historique, les événements de décembre 2010 - janvier 2011, symbolisés par le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi, marqueront la mémoire du peuple tunisien. Il fait partie de ces éléments privilégiés qui se démarquent des autres pour constituer la mémoire historique d'une nation. Contrairement à la révolte, à l'insurrection, à la rébellion, la «Révolution» à le privilège de fixer sur le très long terme le projet d'avenir historique d'un peuple.
Ce processus devait, en premier lieu, détruire un régime dont rien ne laissait prévoir la fin. Contre ce régime toutes les sonnettes d'alarme ont été utilisées. Mais aucune initiative n'a réussi à l’ébranler. Au contraire, elles ont souvent été un alibi pour augmenter sa force d'exclusion et de répression.

La religion et le message de la Révolution
Sans aller jusqu'à dire que le message révolutionnaire était consciemment «laïc», il ne fait aucun doute qu'au cours des événements, aucun slogan à caractère religieux n'a été entendu. Le message était donc amplement sécularisé. Il était à caractère «civil» madani, et non religieux, dînî. Les tendances islamistes étaient relativement absentes des événements et les slogans qui ont été entendus ou affichés, sont des slogans «temporels».
Évidemment, lorsque nous disons que le message de la révolution était à caractère «civil», sans aucune référence religieuse, sans aucune présence physique des partis ou des forces d'inspiration religieuse, cela ne veut pas dire que ces partis avait disparu de la scène politique. Le parti Nahdha s'imposera dès la suite immédiate de la révolution, comme un parti avec lequel il faudra compter, surtout après le retour de son président Rached Ghanouchi de son long exil londonien, le 30 janvier 2011. Ce parti reçut son visa légal le 1er mars 2011.

La fin d’une légende : «la démocratie importée de l’Occident»
La révolution, enfin, bouleverse les pratiques et les procédures d'organisation politique. Cela se manifeste tout d'abord par l'idée d'une réorganisation totale du système politique, par l'intermédiaire d'une Assemblée constituante. L'idée fut imposée par la rue et les occupations de casbah 1 et casbah 2. Cela se manifeste également par le foisonnement des partis politiques autorisés légalement ; enfin, sur le plan institutionnel, par la «révolution» du système juridique, initiée par la Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. C'est, en effet, la haute instance qui dés le début de sa première séance, le 17 mars 2011, a préparé l'ensemble du cadre juridique destiné à permettre des élections libres, transparentes et pluralistes, en vue de l'élection d'une Assemblée nationale constituante. C’est la «haute instance» qui a voté les six lois de la libération : la loi électorale, la loi sur l'instance électorale indépendante, la loi sur les partis politiques, la loi sur les associations, la loi sur la liberté de la presse, et la loi sur la liberté des médias.

Il s'agit donc d'un changement radical des mentalités et de «l’esprit civique». Pour la première fois, dans le monde arabe, le message démocratique est intériorisé. À partir du 14 janvier 2011, l'idée démocratique ne peut plus être regardée comme un article d'exportation. Ce message est articulé autour des idées de liberté et de pluralisme politique, de dignité de l'homme et de justice sociale, enfin de probité dans la gestion des affaires publiques.

La contagion de la révolution tunisienne dans le monde arabe
C'est à partir du feu allumé en Tunisie, que s'est propagée, à partir de février 2011, la série de soulèvements populaires contre les régimes et les responsables en place, en Égypte, au Yémen, en Libye, en Syrie. Cela s'est terminé par le départ, imposé ou négocie, ou la mort d'un certain nombre de dirigeants politiques comme l'ancien président Moubarak, le «guide» Moamar Kadhafi, le président du Yémen. Le tremblement politique se poursuit encore aujourd'hui dans des conditions tragiques, dans une Syrie, dirigée par une dictature dynastique, celle des Assad. Il faut évidemment lire l'ensemble de ces événements avec prudence. Leur portée sociale, idéologiques et politiques n'est pas la même. Elle dépend directement de l'ensemble des circonstances environnantes de l'événement lui-même, mais également de la profondeur historique dans laquelle il s'est inscrit. En Tunisie, l'événement s'inscrit dans un long cycle de réformes intellectuelles, politiques, juridiques et sociales, qui date du XIXe siècle, que ni la Libye, ni le Yémen, ni même l'Égypte n'ont vécu de la même manière, ni surtout avec la même intensité. L'histoire nous dira qu’en Tunisie, il s'agit bien d'une «révolution», pour les raisons que nous avons indiquées précédemment. Les structures sociales, les modes de pensée et de conduite, étant ce qu'elles sont en Libye ou au Yémen ne peuvent donner les mêmes résultats. Dans un cas il s'agit de révolution, dans un autre cas il s'agit de révoltes.

III. De la Révolution de janvier aux élections d’octobre 2011
 
Le découpage du temps juridique, au cours de la période transitoire pourrait être présenté de la manière suivante : dans une première phase, entre le 14 janvier 2011 et le 23 mars, le pays a vécu sous l'empire de la constitution de 1959 et l'application de son article 57, relatif à la vacance définitive de la présidence de la république. Cette perspective étant devenue matériellement et politiquement irréalisable, nous sommes alors passés à une deuxième phase caractérisée par la suspension de la constitution de 1959, sur la base du consensus, et son remplacement par une organisation provisoire des pouvoirs publics, promulguée par le décret-loi numéro 14 du 23 mars 2011. Tout cela a été mené sur la base du consensus social et apporte une preuve supplémentaire à l'idée qu'en période révolutionnaire le droit public nouveau se constitue à partir de la violation du droit ancien. Autrement dit, nous avons vécu une rupture ou une discontinuité au niveau de l'ordre constitutionnel. Enfin, la troisième phase débute avec les élections du 23 octobre 2011 et se caractérise au niveau du cadre juridique par l'adoption de la «loi constitutive» n°6, du 16 décembre 2011, relative à la nouvelle organisation provisoire des pouvoirs publics et que les tunisiens ont pris l'habitude de dénommer : «La petite constitution.»

La première période transitoire a été de très courte durée. On avait alors espéré, par l'application de l'article 57 de l'ancienne constitution, pouvoir être en mesure d'organiser, dans les 60 jours à partir de la vacance de la présidence, de nouvelles élections présidentielles. Mais, le pays connaissant alors une très grave perturbation de l'ordre public, l'organisation d'élections présidentielles n'a pas été possible. Par ailleurs, la pression de la rue, a obligé le gouvernement à renoncer aux élections présidentielles et à envisager l'organisation d'élections pour l'Assemblée nationale constituante qui serait chargée d'adopter une nouvelle constitution pour la Tunisie. La rue était soutenue par les grands partis politiques de l'opposition, les grandes organisations nationales non-gouvernementales, certains ordres professionnels comme celui des avocats, ou le syndicat national des ouvriers tunisiens, UGTT, la plupart d'entre eux regroupés au sein du «Conseil national de protection de la révolution» créée le 11 février 2011.

Le Gouvernement dans l’organisation provisoire des pouvoirs publics, mars 2011, Les lois révolutionnaires de la «Haute Instance»
 
C’est, dans ce contexte, que la constitution de 1959 a été suspendue et que nous sommes alors entrer dans la deuxième période transitoire à partir du 23 mars 2011. Cette deuxième période transitoire se caractérise, sur le plan institutionnel, par les éléments suivants.

Tout d'abord, un exécutif composé du gouvernement, présidé par le premier ministre, et du président provisoire de la république. Ce dernier exerce à la fois la fonction de chef de l'État et assume l'exercice du pouvoir législatif, par ordonnances, marsoum. Cette architecture, comme nous l'avons précédemment évoquée, ne bénéficie d'aucune légitimité électorale, mais repose entièrement sur le consensus. Cet exécutif a pris toutes les initiatives nécessaires et les décisions à caractère législatif ou réglementaire en vue d'assurer la direction et la gestion des affaires publiques, ainsi que l'organisation des élections, selon les standards démocratiques.

Ensuite, la mise sur pied d'une « haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique». Cette instance a été mise sur pied avant même la promulgation du texte régissant l'organisation provisoire des pouvoirs publics. Elle s'est réunie pour la première fois le 17 mars 2011. Elle est composée de deux organismes, un organisme représentatif, le «Conseil», de plus de 150 membres, représentant les partis politiques, des représentants des conseils régionaux de la révolution, des personnalités nationales, ainsi que des organisations non-gouvernementales d'opposition à la dictature de Ben Ali. Le deuxième organisme, «le comité d'experts», est un organisme technique de 21 experts juristes. Pour résumer, nous pouvons simplement rappeler que la haute instance a élaboré et adopté les six lois libératrices du pays : la loi électorale, la loi relative à l'instance électorale indépendante, la loi concernant les partis politiques, celle concernant les associations, enfin celles concernant la liberté de la presse et enfin la loi sur la liberté des médias. Cette œuvre législatrice, sanctionné par des «ordonnances» présidentiels, a été accomplie entre le mois d'avril 2011 et le mois de septembre.

Au cours de cette période, les crises ont été nombreuses. Mais, pour comparer avec la troisième période transitoire, nous pouvons remarquer que le débat autour de la religion était quasiment absent. La seule préoccupation des institutions de cette période, malgré les crises, ont été des préoccupations politiques, administratives, de gestion des crises, de mise sur pied d'un arsenal législatif pluraliste, démocratique, conformément aux objectifs de la révolution.

Les élections du 23 octobre 2011, «Dieu est dans les urnes»
Les opérations électorales ont été supervisées, gérées et réalisées par « l'Instance supérieure électorale indépendante », élue par la «haute instance» de la révolution, en avril 2011. Cette instance fut dirigée par un opposant de la gauche tunisienne, M. Kemal Jendoubi. Elle a accompli un travail remarquable, dans un temps record, pour enregistrer les électeurs, mettre sur pied des instances électorales régionales, le système informatique, les bureaux et les centres de vote, recruter des milliers d'agents pour l'enregistrement des électeurs, l'organisation des bureaux de vote, la gestion des urnes, le dépouillement, le rassemblement des résultats etc. Les élections du 23 octobre 2011 ont été les premières élections véritables de la Tunisie indépendante. Même les partis qui ont émis des réserves sur la composition de l'instance électorale ou sur son président ont été obligés de reconnaître que le travail accompli à été mené en toute rigueur et a donné des résultats électoraux honnêtes qu’aucuns parti n'a pu contester.

Les résultats des élections sont connus. Le parti Nahdha a remporté les élections avec 1.500.649 voix sur 4.308.888 suffrages exprimés. Au sein de l'assemblée constituante, il occupe 89 sièges sur 217. Le Congrès pour la république CPR avec 341.549 voix dispose de 29 sièges ; la Pétition populaire, al aridha a 252.025 voix et dispose de 26 sièges. Le forum démocratique pour la liberté et le travail, Ettakatol, a 250.686 voix et dispose de 20 sièges. Le premier parti, n'ayant pas la majorité absolue des sièges, sera donc obligé de composer avec les deux partis qui lui succèdent pour former le gouvernement de coalition, la troïka, qui continue à gérer aujourd'hui la Tunisie. La figure de Dieu, absente au cours de la révolution, de même qu'au cours de la première et la deuxième période transitoire se retrouve dans les urnes. Cette divine surprise va avoir des conséquences énormes sur la suite des événements.

Le résultat des élections prouve qu'il existe un décalage profond entre les deux parties du peuple qui ont été à l'origine du «printemps arabe». Il existe, de notre point de vue, une différence capitale entre le «peuple de la révolution» et «le peuple des élections». La révolution a été menée par quelques milliers de personnes appartenant à la jeunesse, de jeunes diplômés chômeurs, de jeunes blogueurs et internautes, qui, par les moyens modernes de communication, ont réussi à mobiliser la rue et les foules de la révolution. Ils ont été encadrés et encouragés par l'union générale des travailleurs tunisiens, l'ordre des avocats, l'association des magistrats tunisiens, des partis de l'extrême gauche, la ligue tunisienne des droits de l'homme, les mouvements féministes. Comme nous l'avons indiqué précédemment les partis islamistes n'ont pas été très actifs au cours de la première période.

Un autre peuple s'est exprimé le jour des élections du 23 octobre. Je l'ai personnellement appelé le «peuple dormant des croyants majoritaires». Ce peuple a fait confiance au parti Nahdha pour plusieurs raisons. Les deux raisons essentielles sont les suivantes : la première revient à la légitimité historique de ce parti qui a payé le tribut le plus lourd contre la dictature. L’électeur a tenu à exprimer une sorte de reconnaissance à cette grande victime de la dictature. La deuxième raison provient du fait qu'au cours de la campagne électorale l’électeur moyen a eu l'impression que le combat politique opposait «le défenseur de la religion» et «le négateur de la religion». Il y a eu par conséquent une mobilisation assez forte pour défendre une religion qu'on croyait menacée par les «laïques»,al ilmâniyun. La majorité du peuple étant fermement attachée à la défense de sa religion personnelle, cela explique les résultats.

III. La religion dans le débat constitutionnel actuel

Les mots et les choses
Comme nous l'avons indiqué précédemment, la bipolarisation de la vie intellectuelle, culturelle et politique dans des pays musulmans comme la Tunisie, le Maroc, l'Égypte, le Liban ou la Turquie se trouve au coeur de la vie sociale et politique. Dans la confusion des mots, pour désigner les choses, nous pouvons cependant relever que le débat se forme autour d'un certain nombre de couples sémiotiques d'opposition, soit pour signifier l'exclusion, l'opposition et le refus, soit au contraire pour exprimer l'échange, la contagion et la scissiparité. Pour signifier l'antagonisme et l'exclusion, le langage politique s'articule autour des couples madanî/dînî, ou bien encore almânî/tiuqrâtî , laïkî/’usûlî, etc. Ce sont les mots que les différents protagonistes et les partis utilisent sur le terrain du combat politique et idéologique. Mais en politique, il n'y a pas que des batailles. Il existe également des lieux de rencontres, d'échanges, de dialogue et de réciproque influence. Nous avons évoqué plus haut le phénomène de l'islamisation des partis de gauche et de démocratisation de l'islam politique aysaratu l islâm et aslamatu al yasâr. C'est dans ce sens que les mots et les choses s'imbriquent pour se situer sur le terrain de l'entente et du dialogue. C'est ainsi que nous avons vu le chef du parti islamiste Rached al ghannouchi reprendre à son compte dans une conférence publique donnée récemment la notion de «laïcité procédurale» ‘almâniyya ‘ijra’iyya ou encore «laïcité partielle» ‘almaniyya juz’iyya, adopté par l'intellectuel égyptien Abdewahab Msiri. Pour le président du parti Nahda, ce concept est acceptable, dans le sens où il ne remet pas en cause les fondements mêmes de la croyance autrement dit, pour être plus clair, il est acceptable dans la mesure où il rejette l'athéisme. C'est dans ce sens que ce concept est opposé à ‘almaniyya shâmilah, ce qui veut dire «laïcité intégrale», c'est-à-dire, en fait, rejet de la religion, de ses dogmes, de son Dieu et de ses prophètes. Dans le même ordre d'idées, et pour démarquer cet «islam de pouvoir» électoral majoritaire à l'islam périphérique dit «salafiste», y compris ses branches jihadistes, militant par la violence prosélyte. On avance souvent les concepts de «islam modéré» à «islam radical», «islam mu ‘tadill» et «islam mutatarrif». Cette théorisation associe islam de pouvoir et islam modéré, et oppose cet islam modéré de pouvoir à l'islam «excessif» des partis islamistes d'opposition. La mosquée constitue son lieu principal d'exercice. La mosquée est devenue un enjeu de pouvoir entre les salafistes et la Nahda, et cette dernière se trouve en vérité extrêmement mal à l'aise dans ce combat insidieux autour des lieux de culte. Il s'agit en réalité d'une reprise, dans le monde actuel, de la vieille théorie qui a opposé dès le tout début de l'islam, les «gens de la Sunna et du consensus» «ahl a sunna wal jamâ’a», à ceux de la dissidence et du sectarisme insurrectionnel, c'est-à-dire «les sectaires» a shî’a et «les sortants» al khawarij, ou encore «les refusants»,a rawafidh. Cela prouve que c'est toujours le parti au pouvoir, avec ses institutions sécuritaires, militaires, culturelles, idéologiques et religieuses qui définit et détermine le sens des mots et les choses. Le pouvoir dispose toujours de cette sorte de privilège linguistique extraordinaire. Les théoriciens de la souveraineté ont oublié de dire que ce privilège linguistique fait partie de la souveraineté. C'est un élément fondamental dans la constitution d'une orthodoxie.

Les points de focalisation du débat
Cet immense débat s'articule, en réalité, autour de quelques points principaux de focalisation : le premier concerne le rapport entre la charia et le droit positif, le second concerne les droits de la femme et l'égalité homme, femmes, le troisième est relatif à la liberté de conscience, de penser et d'expression. Ce sont là, en quelque sorte, des «abcès de fixation» autour desquels s'articulent aussi bien l'action et le militantisme politique réel que la confrontation théorique, culturelle et idéologique.

La Sharia, source du droit
Cette question a été soulevée immédiatement après la première réunion de l’ANC en novembre par un député conservateur, Sadok Chourou, ancien président du parti nahdha. Ce député a non seulement revendiqué que la Constitution contienne un article indiquant que la Sharia sera la source essentielle de la législation, mais par la suite a rappelé à des «coupeurs de route» protestataires qu’ils étaient justiciables, d’après lui, du verset 33 de la sourate de «La Table» qui prévoie des peines de mort, de crucifixion ou d’amputation.

Vers le mois de mars 2012, un projet de constitution imputé à la Nahdha, a commencé à circuler avec un article 10 prévoyant que la Sharia sera l’une des sources essentielles de la législation. Par ailleurs, ce projet de constitution prévoyait une disposition portant création d'un «haut conseil Chara’ique» «majliss a’lâ lli ‘iftâ’» chargée de contrôler la conformité des lois aux normes de la charia. Tout cela avait lieu dans un climat médiatique alourdi par des polémiques sur la polygamie, l’adoption et les droits de la femme.

C’est dans ces conditions que le 20 mars 2012 eut lieu une manifestation de plus de 25000 personnes contre toutes ces expressions militantes de religiosité. Le 25 mars, après une réunion de la direction de son parti, Rached Ghannouchi annonçait officiellement le retrait du projet relatif à la charia, ajoutant que l'article premier de l'ancienne constitution de 1959 été suffisant pour affirmer la présence de l'islam dans la constitution. Cet article premier dispose : «la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république». Le consensus se fit autour de cet article premier est la querelle autour de la charia sembla se dissiper. En fait, comme nous le verrons par la suite, elle reviendra par d'autres voies.

L'égalité homme-femme
Les droits de la femme font partie des grands acquis de la Tunisie indépendante. Le président Bourguiba a veillé dès l'indépendance et avant même la promulgation de la constitution de 1959 à codifier le droit de la famille dans une perspective réformatrice, par l'intermédiaire d'un nouveau code de la famille appelée en Tunisie : «Code de statut personnel», adopté en août 1956. Ce code abolit et sanctionne la polygamie, institut le divorce par voie judiciaire, interdit le divorce unilatéral du mari, élève l'âge minimum du mariage, réforme le droit de l'héritage. Une loi intervenue par la suite institue en Tunisie le régime de l'adoption des enfants, qui d'après l'interprétation historique des fuqaha, est un régime interdit par le Coran.

Depuis les élections du 23 octobre 2011, un certain nombre de polémiques ont eu lieu à propos de l'adoption, de la polygamie, des mères célibataires et, d'une manière générale, sur les droits de la femme. Le parti majoritaire s'est toujours glorifié d'être un défenseur quasiment inconditionnel de l'égalité homme femme. Lorsque la parité hommes femmes a été adoptée par la haute instance de la révolution en avril 2011, les représentants de ce parti ont voté avec enthousiasme cette disposition de la loi électorale. Dans le discours officiel des responsables de ce parti l'égalité homme femme a toujours été avancée. Cependant, dans le projet de constitution, un article 28 du chapitre deux sur les droits et libertés a lancé une polémique d'une ampleur étonnante. Cet article peut être traduit ainsi : «l'État garantit la protection des droits de la femme et la consolidation de ses acquis en considérant qu'elle constitue un partenaire authentique, avec l'homme, dans la construction de la patrie et par leurs rôles complémentaires à l'intérieur de la famille». Indépendamment de la défectuosité rédactionnelle manifeste de cet article, son contenu et sa formulation ont déclenché des réactions véhémentes dans l'ensemble de la société civile et en particulier au sein des mouvements féministes. Le 13 août 2012 à l'occasion de la «journée de la femme» une manifestation suivie d'un rassemblement au palais des congrès à Tunis a été l'occasion de manifester, encore une fois, l'opposition majoritaire de la société civile à ces «retours au naturel» du parti au pouvoir. Le président de la république, Moncef Marzouki, défenseur des droits de l'homme, ancien président de la ligue tunisienne de défense des droits de l'homme, a publiquement dénoncé toute tentative qui pourrait être interprétée comme une remise en cause de l'égalité homme femme. Personnellement, je pense que cette affaire de l'article 28 a été montée en épingle par les forces traditionnellement hostiles au parti d'inspiration religieuse, mais je reconnais que la faiblesse de la rédaction de cet article avait ouvert la voie à ce genre de réactions.

La liberté d’expression et le respect du sacré : «Hurmat al Muqaddassat», Les tentatives de criminalisation de l’atteinte au sacré
C’est par une série d'événements significatifs que ce débat autour du sacré et de la liberté d'expression fut lancé, pour finir par investir la scène politique. Le premier événement se situe vers la mi-juin 2011. Un film réalisé par Nadia Fanny, intitulé : «ni Allah ni maître» fut projeté à Tunis. Des «barbus», dont certains en tenue afghane et avec de fausses barbes, envahirent et endommagèrent la salle, agressèrent le directeur. Malgré les appels des responsables, la police n’intervint pas. En octobre 2011, la chaine de télévision Nessma diffusa un dessin animé fort connue, «Persépolis», réalisée par Saprati... Ce film iranien était extrêmement critique vis-à-vis du parti religieux au pouvoir en Iran. Parmi les scènes de ce dessin animé figure une séquence au cours de laquelle nous voyons une enfant révoltée par le mal humain et l'oppression dialoguer avec un vénérable vieillard à longue barbe, symbolisant Dieu. La figuration de Dieu étant interdite en islam, des manifestations d'islamistes radicaux eurent lieu et la maison du directeur de la chaîne fut attaquée. Une action en justice diligentée par un certain nombre d'avocats fut dirigée contre le directeur de la chaîne. La première audience fut reportée en janvier 2012. À cette occasion, deux rassemblements furent organisés, l'un à l'intérieur du tribunal pour soutenir le directeur de la chaîne et l'autre devant le palais de justice pour demander la condamnation. Ces manifestants islamistes attaquèrent et blessèrent un professeur universitaire, M. Hamadi Redissi, ainsi qu'un journaliste fort connu, Ziyad Krichen. Pour répondre à ces agressions, une grande manifestation fut organisée à Tunis le 25 janvier 2012.
Entre-temps des agressions physiques contre des intellectuels, des artistes, des conférenciers ou des personnes en tenue d'été «indécente», d'après les critères des militants islamistes, se multiplièrent. Le point culminant fut atteint à la mi juin 2012 avec l'affaire de la «‘ibdiliyya», un ancien palais hafside, à l'intérieur duquel fut organisée une exposition d'œuvres artistiques d'une teneur anticonformiste. L'exposition dura une dizaine de jours et à la veille de la clôture des manifestations islamistes furent organisées, le palais fut investi par quelques athlétiques barbus, et quelques œuvres furent pillées. Il s'est avéré par la suite que l'œuvre principale incriminée n'avait même pas été exposée et que toute l'affaire reposait sur de fausses nouvelles colportées par Facebook. Le ministre des affaires culturelles, le ministre des affaires religieuses, celui des droits de l'homme, le représentant du ministre de l'intérieur tinrent une conférence de presse au cours de laquelle ils affirmèrent, du bout des lèvres, la liberté d'expression mais, semble-t-il pour calmer l'excitation des islamistes radicaux, proclamèrent qu'il n'était pas permis de porter atteinte aux valeurs sacrées de la société et que ces atteintes devaient être punies. Cette notion de «‘i»tida’ ala al muqaddassat» «atteinte aux choses sacrées» prit énormément d'ampleur et nous allons la retrouver dans deux articles du projet de constitution élaborée par les différentes commissions de l'assemblée nationale constituante.

Le projet de Constitution et le projet loi relatifs à «l'atteinte au sacré»
Suite à l'affaire de la «ibdilliya», un projet de loi fut déposé le 1er août 2012 auprès de l'assemblée constituante par le parti Nahdha. Par une modification de l'article 165 du code pénal, ce projet visait à criminaliser les atteintes au sacré, par une peine de prison pouvant aller jusqu'à deux ans, et quatre ans en cas de récidive, et une amende de 2000 dinars. Les «choses sacrées» sont définies par le projet de loi de la manière suivante : «Dieu, allah, qu'il soit glorifié, ses prophètes, ses livres, la Sunna du Prophète, ses envoyés, les mosquées, les églises et les synagogues». Quant à l'atteinte, elle est définie comme «l’injure, la profanation, la dérision et la représentation d'Allah et de Mahomet». D'après les formulations utilisées, il est clair que ce projet s'inscrit directement dans le contexte politique ambiant.

Le projet de constitution tel qu'il a été élaboré par les six commissions constitutionnelles a été diffusé récemment, en août 2012. À deux reprises, il reprend cette idée du sacré. L'article 4 du chapitre Ier consacré aux «Principes généraux» dispose : «L'État protège la religion, garantit la liberté de croyance et l'exercice des cultes religieux.Il protège les choses sacrées muqaddassat et garantit la neutralité des lieux de culte contre la propagande partisane.»

Nous trouvons un article similaire dans le chapitre 2 sur les «Droits et libertés». Il se lit ainsi : «l'État garantit la liberté de croyance ainsi que l'exercice des cultes religieux et punit toute atteinte aux valeurs sacrées de la religion». Ainsi, le parti au pouvoir qui avait renoncé à inscrire la charia comme source du droit, revient à la charge avec encore plus de force.

Dans une importante rencontre organisée le mercredi 22 août 2012 par l'Association tunisienne de droit constitutionnel, ce projet de constitution a fait l'objet d'une critique extrêmement ferme aussi bien au niveau de la forme que du fonds par l'ensemble des intervenants. Personnellement, m'adressant à l'auditoire, j'ai affirmé dans le rapport introductif de cette rencontre, amplement et massivement médiatisé le jour même : «Avec de telles dispositions nous consacrons le gouvernement théocratique. Vous pouvez dire adieu à la liberté qui vous a été offerte par la révolution. Le recours à la criminalisation de l'atteinte au sacré est la manifestation d'une contre-révolution». Ces propos ont fait les gros titres des journaux le lendemain et j'ai été invité à expliquer ma position sur les écrans de télévision, sur les ondes radiophoniques et dans la presse écrite.

Conclusion
Nous terminerons ces propos par un certain nombre de remarques générales. Comme nous l'avons indiqué, il existe un décalage assez accentué entre le message de la révolution et les projets agités depuis les élections du 23 octobre. Le débat constitutionnel ne fait, à mon avis, que commencer. La rédaction de la constitution va prendre certainement beaucoup de retard, à cause de cette agitation perpétuelle des idées et des normes depuis que l'Assemblée constituante a tenu ses premières réunions.

Si, comme il le proclame clairement et officiellement, le parti Nahda continue à défendre l'idée que la constitution n'est pas celle d'un parti et qu’elle devra faire l'objet d'un consensus, aussi bien à l'intérieur de l'Assemblée constituante qu'à l'extérieur, nous pouvons alors espérer que les choses iront pour le mieux même si ce n'est pas dans «le meilleur des montres possibles». Au contraire si la majorité persiste dans ses tentatives répétées de générer au sein du débat public des thèmes polémiques, alors nous pouvons nous attendre au pire. En effet, dans ce cas l'adoption de la constitution devra se faire à la majorité des deux tiers des membres de l'Assemblée constituante, or cette majorité ne sera pas atteinte et nous serons forcés, conformément à la «petite constitution» d'aller vers le référendum. Or, le référendum constitue, à mon avis, une course à l'aventure.

Les tergiversations du parti majoritaire, ses avancées et ses reculades, ne doivent pas être imputés, comme on le pense souvent, au double langage ou à la mauvaise foi. Comme toute la société politique, le parti Nahdha est traversé par des courants opposés. Aux militants et responsables qui ont participé à la plate-forme du 18 octobre, le parti est obligé de compter avec de vieux esprits, attachés à la lettre du texte, véritables intégristes caractérisés par la rigidité de leur pensée. À ce clivage horizontal, s'ajoute un clivage vertical entre la direction et la base électorale de ce parti.

D'autres clivages ont un impact direct sur le débat constitutionnel. Tout d'abord, la division idéologique au sein même de la troïka gouvernante. Mais ensuite, et surtout, la présence d'organisations civiles non-gouvernementales, d'associations, de centres de recherche, de syndicats, de partis d'opposition qui ont toujours été là pour empêcher les dérives susceptibles de remettre en cause les acquis de la sécularisation de la société tunisienne. Enfin, il faudra compter avec un élément d'ordre électoral et politique. Plus le parti majoritaire restera au pouvoir, plus sa crédibilité sera atteinte et plus sa base électorale se rétrécira. Les fautes de gestion de l'État s'accumulent et la troïka est de plus en plus contestée. C'est peut-être cette perspective qui explique qu'on ait tant de difficultés à adopter la loi sur l'instance électorale indépendante et qu'on n'a même pas commencé à discuter la loi électorale, pour les prochaines élections. La troïka étonne par sa passivité, par son absence de sens de l'État, par son incohérence interne, par ses décisions contradictoires. Tout cela comporte de grands risques. Pour les éviter, il faut aller au plus vite à l’adoption de la constitution, l'élection d'un régime stable avec des institutions permanentes et démocratiques. Si la démocratie comme l'ont dit de brillants esprits n'est pas le meilleur régime, elle constitue cependant la meilleure voie pour résoudre non seulement le problème de la liberté, mais également celui des contradictions d'une société post révolutionnaire et qui se trouve dans un véritable état d'ébullition politique.

Les mutations profondes que connaît la société tunisienne sont fondamentales. S’agissant de la Sharia, tout d'abord, nous pouvons affirmer qu’elle est devenue un système repérable et a perdu le caractère diffus qu’elle avait dans la société ancienne. Nous savons aujourd'hui où la trouver, dans le culte évidemment et dans certains éléments du droit, en particulier du droit de la famille et du droit pénal. Son champ s'est donc rétréci. Ensuite, et c'est le plus important, pour exister elle est obligée de passer par les mécanismes, les codes, les méthodes de raisonnement, les procédures d'un droit très largement sécularisé qui ne doit rien aux antécédents historiques. Elle se trouve obligée d'emprunter des canaux de transmission qui n'ont pas été les siens au cours de l'histoire.
Après les révolutions arabes, nous avons assisté à un succès électoral évident des partis islamistes qui leur a donné le droit de gouverner leur pays. Du coup, la sharia, au niveau du discours et du symbole, est devenue l’un des éléments les plus importants du débat politique. Pourtant, c'est en termes de droit positif, de réformes constitutionnelles, de souveraineté populaire, de contrat social et en leur nom, que la charia peut se permettre d'accéder au débat public. Sans cela, elle n'a aucune chance d'aboutir. C’est ce que nous observons dans des pays comme la Tunisie, le Maroc, l’Egypte ou la Libye.

Parmi les éléments significatifs de cette sécularisation du sacré, il ne faut pas omettre l'influence et le poids du droit international, en particulier celui de la démocratie et des droits de l'homme. Ces éléments font également partie du débat, des luttes politiques et de l'action politique. Il en est ainsi en particulier de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 ou des pactes de 1966. Les partis islamistes adhèrent à ces principes, pour dire évidemment qu'ils sont d'extraction islamique. Mais qu'importent les références de couverture. L'essentiel, chacun avec ses propres mots, est d'arriver à un monde plus libre et plus juste. Le grand problème consiste à savoir quel prix, en termes de couts sociaux et politiques, il faudra payer pout y arriver. par Yadh Ben Achour Conférence prononcée au Center for Middle Eastern Studies, à Harvard University, Boston, le 17 septembre 2012 Source 

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