Paposcopie, décrypter Benoît XVI
En pleine semaine de l’unité des chrétiens, deux responsables
luthériens critiquent vivement l’idée, suggérée par deux poids lourds du
Vatican, de la création d’un ordinariat destiné à accueillir des luthériens
attirés par Rome.
L’Eglise catholique a t-elle le droit de braconner en terre protestante ?
C’est, grossièrement résumée, la question qui sous-tend la polémique secouant
les milieux de l’oecuménisme... Alors que nous sommes en plein dans la semaine
de prière pour l’unité des chrétiens, des responsables luthériens ont fait
savoir leur mécontentement quant à la rumeur d’une possible création par Rome
d’un ordinariat luthérien, à l’instar des ordinariats anglicans mis en place ces
deux dernières années dans les pays anglo-saxons.
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Eglise anglicane à Montréal en hiver |
Un peu de
vocabulaire
Ordinariat ? Le mot est plus que jargonnant. Il
s’agit d’une sorte de structure canonique que l’Eglise peut créer pour
accueillir un groupe de fidèles et de prêtres dans des circonstances bien
précises, sous la houlette d’un responsable appelé “ordinaire” qui est le plus
souvent, mais pas nécessairement, un évêque. (Rappelons que ce vocabulaire est
assez courant dans l’Eglise catholique : “l’Archevêque de Paris est l’Ordinaire
des Catholiques des Eglises Orientales résidant en France et n’ayant pas leur
propre Ordinaire”)
La chose est donc à distinguer du passage au catholicisme de
personnes individuelles. Le but est de rallier des blocs, si possible
des paroisses.
En 2009, suite à la demande massive de plusieurs leaders
Anglicans de rallier Rome, Benoît XVI avait autorisé, par la
constitution apostolique Anglicanorum Coetibus, la création de ces ordinariats.
La nouvelle avait créé le scandale dans les milieux anglicans. Mais l’on s’était
ensuite assez vite - et assez facilement- réconciliés. Pour preuve, la présence
de l’Archevêque de canterbury, Rowan Williams, à Rome lors du synode sur la
nouvelle évangélisation et son long (et très beau) discours. Depuis, trois
ordinariats ont été créés, en Angleterre, Etats Unis, Australie. On estime le
total des ralliés anglicans à une centaine de prêtres et huit évêques, et
quelques milliers de fidèles.
Aujourd’hui, on dit que le pape serait prêt à faire de même pour des
Luthériens désenchantés par les évolutions internes de leurs Eglises,
notamment en matière doctrinale et d’éthique sexuelle, comme l’admission des
homosexuels à des responsabilités élevées. Rappelons par exemple que l’évêque
luthérienne de Stockholm est une lesbienne mariée à une pasteure et qu’elles ont
un fils. Certains luthériens ne l'acceptent pas.
Rappelons au passage qu’il existe une grande diversité de
sensibilités doctrinales et liturgiques au sein du luthéranisme
mondial. Les luthériens du pays de Montbéliard sont notoirement très proches des
réformés. Dans de très nombreux pays, comme c’est désormais le cas en France,
luthériens et réformés ont réuni leurs forces et constituent des Eglises
Unies.
Mais les luthériens scandinaves ont une autre tradition,
réputée pour la beauté et le raffinement de la liturgie, beaucoup plus
catholicisante, ce qui les rapproche d’ailleurs des Anglicans “Haute Eglise”.
Pour le chrétien moyen, il est d'ailleurs difficile de faire la différence entre
une liturgie luthérienne et une messe catholique : le décor est le même.
Certaines églises luthériennes ont gardé les termes de prêtres et d’évêques,
même si ces vocables ne recouvrent pas la même réalité que le sacerdoce
catholique (qui est un sacrement). Ce sont évidemment elles qui seraient les
plus visées par cet ordinariat encore hypothétique.
Les faits
La polémique
qui monte repose sur les paroles de deux hauts responsables du Vatican. Le
cardinal Kurt Koch, président du Conseil Pontifical pour l’Unité des chrétiens,
a été sollicité sur ce sujet dans un entretien paru sur le site Zenit en octobre
dernier. A la question “Pourrait-il y avoir une solution analogue à celle de
Anglicanorum Coetibus pour les protestants ?”, le cardinal répond :
“Anglicanorum Coetibus n’a pas été une initiative venant de Rome, mais est venue
de l’Eglise anglicane. Le Saint Père a cherché une solution, et à mon avis,
trouvé une très large solution, par laquelle les traditions ecclésiales et
liturgiques des anglicans sont largement prises en considération. Si des
souhaits de même nature étaient exprimés de la part de Luthériens, alors il
faudrait se pencher sur la question. Mais l’initiative est d’abord du côté des
Luthériens.”
Les propos du cardinal Koch, très mesurés,
n’ont pas créé d’émoi médiatique. Mais, tout récemment, mi-janvier, la
question a été remise sur le tapis par Mgr Gerhard Ludwig Müller, le nouveau
patron de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Selon le site de
Catholic Culture, le prélat aurait reconnu qu’il existe des Luthériens
espérant une réconciliation avancée avec Rome, sous forme d’un “retour” au giron
romain, et que l’Eglise catholique devrait les accueillir, de sorte que les
luthériens ralliés à Rome puissent conserver “leurs traditions légitimes”. Il a
concédé que “l’univers luthérien est un peu différent du monde anglican, parce
qu’au sein des anglicans, il y a toujours eu un secteur plus proche du
catholicisme.” L’archevêque explique aussi que Martin Luther n’a pas voulu créer
son Eglise, mais voulait réformer celle de son temps, et que l’essence du
luthéranisme n’est pas l’opposition à Rome.
Ces messages romains ont déclenché les critiques très vives
d’au moins deux hauts responsables luthériens, émises au beau milieu de la
“semaine de l’unité”. En Allemagne, pays où le dialogue oecuménique est pratiqué
comme un art, l’évêque Friedrich Weber a élevé la voix, en tant que responsable
de son Eglise, l’EKD (Evangelische Kirche Deutschlands, la grande Eglise
protestante outre Rhin et la plus grosse Eglise protestante du monde
occidental). Il a dit qu’un ordinariat serait “impensable” et a dénoncé une
“'incitation anti-oecuménique à changer de camp", ajoutant que les luthériens
qui veulent passer à Rome n’ont pas à chercher un statut particulier en son
sein.
De son côté, le pasteur Martin Junge, le secrétaire général de la
Fédération luthérienne Mondiale, qui regroupe la plupart des Eglises
luthériennes de la planète (75 millions de croyants) a crié au scandale. Selon
lui, la suggestion romaine envoie un “mauvais signal”. La création d’un
ordinariat “aurait des conséquences profondes pour l’oecuménisme”.
Beaucoup d'émotion
En premier lieu, il
convient de remarquer que ces responsables luthériens ont peut être surréagi par
rapport à la réalité concrète... Les propos de Kurt Koch, d’abord, sont plus que
prudents. L’homme n’a certes pas démenti la possibilité d’un deal entre Rome et
les luthériens tentés de la rejoindre. Mais s’est abstenu de jeter de l’huile
sur le feu. Idem pour Mgr Müller, dont les propos, rappelle Catholic Culture,
ont été émis dans le cadre de la promotion d’un de ses livres dans une librairie
de Rome. Nous sommes très loin d’une déclaration solennelle du Vatican. Il
n'existe même pas de version officielle de ces propos... On ne peut exclure la
tentative, par Rome, de lancer des ballons d’essai, de même que les hommes
politiques ont l’art de glisser la petite phrase, qui sans être “officielle”,
fait le buzz... Mais on reste quand même dans le domaine du virtuel.
Cette réaction au sommet me semble donc un peu hâtive. A
moins qu’elle soit l’expression d’une fébrilité sur de possibles défections en
cours et connues des pasteurs Weber et Junge, quelques dignitaires luthériens
ayant déjà fait des appels du pied à l’attention de Rome.
On peut comprendre l'émoi des luthériens de la base. En pleine
semaine de prière pour l'unité des chrétiens, l'annonce d'un ordinariat peut
être interprété comme une provocation, un appel à la croisade pour convertir les
protestants... Comme si Rome les appelait à se renier, à rejeter leurs
fondamentaux pour rejoindre le pape. Comme si Rome voulait les obliger
à renoncer à leur Sola Fide, et les forcer à faire l'adoration eucharistique ou
prier la Vierge. Un témoignage d'une luthérienne recueillie hier par un tiers
s'indignait ainsi : "Intégrer l'église catholique par un ordinariat luthérien,
c'est accepter le système papal, la curie romaine, refuser le sacerdoce des
femmes, le mariage des pasteurs, etc... Et ça, pour une protestante luthérienne,
c'est impensable, inacceptable; et je ne parle pas de nos différences
dogmatiques..."
Or il est évident que les propos de nos deux prélats du Vatican
concernent les luthériens qui sont déjà "crypto-catholiques", déjà "romains"
dans leur for intérieur mais qui n'osent pas encore faire le pas... Le cardinal
Koch et Mgr Müller ne pensent aucunement, à mon avis, aux luthériens qui sont
bien dans leur peau, lesquels ne sont pas du tout concernés par un ordinariat.
Ils ne visent que les Luthériens qui adhèrent au Catéchisme de l'Eglise
catholique et acceptent la primauté du pape... Par ailleurs, si leurs
propos sont médiatisés en pleine Semaine de l'Unité, ils sont antérieurs à cette
période où l'on célèbre l'oecuménisme. Pas de volonté de provocation,
donc...
Il y a une certaine pertinence dans l'attraction luthérienne vers
Rome... Même si les protestants au sens large n’ont jamais accepté
l’autorité du pape, le mouvement oecuménique n’a jamais nié que la primauté du
pontife romain était une question incontournable. Ainsi donc, le fait qu’il
existe au sein des Eglises protestantes des gens qui aspirent à une unité
formelle avec Rome n’est pas une aberration. D’autant plus chez les Luthériens,
qui ont toujours été, avec les Anglicans, les protestants les plus
"catholiques"....
Luther, à l’origine de sa mission, n’était pas anti-pape. Il voulait
juste réformer l’Eglise. D’aucuns estiment ainsi que si l’Eglise de
1517 avait introduit les évolutions entérinées par Vatican II, Luther n’aurait
pas été obligé de se radicaliser, et que la rupture n’aurait pas eu lieu. En
d’autres termes, un luthérien pourrait revenir dans l’Eglise catholique - qui
s’est rapprochée du Luther mystique grâce à Vatican II - sans nécessairement
renier son luthéranisme. Sauf à valoriser davantage le Luther d'après la
rupture, décrivant le pape comme l'Antéchrist...
Par ailleurs, et c’est un effet positif de l’oecuménisme, le
dialogue et l’échange entre les confessions chrétiennes amènent naturellement à
ce que des individus puissent changer d’affiliation confessionnelle en se
côtoyant davantage. Dans les deux sens. La chose n’est pas nouvelle et
s’accentue à l’ère du zapping spirituel.
Braconnage prédateur ou Pastorale des
brebis perdues ?
La question de fond est ici, comme ce fut le
cas avec l’Anglicanisme, l’impression désagréable que Rome renoue avec les vieux
démons de l’avant Vatican II, à savoir qu’elle est prête à tout pour convertir
les "hérétiques", à les faire revenir dans le giron de l’Eglise, et donc qu'elle
rompt avec une vision “chaste” du dialogue oecuménique. Cette chasteté ne
cherche pas à récupérer l’autre, surtout quand il traverse un moment de doute...
La création d’un ordinariat est donc interprétée comme un appât irrésistible
pour faire “craquer” celui qui aimerait passer à Rome mais qui est retenu dans
son Eglise protestante pour des raisons culturelles ou esthétiques. L’être
humain étant ce qu’il est, la possibilité offerte à un luthérien d'être
accueilli avec tout son patrimoine liturgique et spirituel aide à lever
l’inhibition...
C’est une technique de séduction jadis exercée avec
l’uniatisme dans les siècles reculés, lorsque Rome a détaché des pans entiers
des Eglises orthodoxes en leur permettant de garder leurs rites. Mais les enjeux
étaient surtout géo-politiques. Et l’Eglise catholique a renoncé à cette
tentation lors des accords de Balamand, il y a 20 ans.
On ne peut totalement exonérer Rome de ce désir trouble. Mon
expérience est que le discernement de certains catholiques est parfois altéré à
la pensée que des protestants pourraient revenir en masse dans le giron de
l’Eglise... Comme si cela pouvait légitimer le catholicisme comme seule “vraie”
religion. Mais c’est de la pensée magique.
Mais on peut affirmer aussi que la situation actuelle n’est pas celle
de l’uniatisme. Les évolutions sociétales de ces dernières décennies
ont déclenché des divisions théologiques considérables au sein des Eglises
issues de la Réforme sur les questions d'éthique. Depuis 2003 et l’ordination
militante d’un évêque gay vivant en couple dans l’Eglise épiscopalienne, l’unité
de la Communion Anglicane a explosé. Les évêques du Sud ont carrément boycotté
la Conférence de Lambeth de 2008. Mais bien des Eglises protestantes ont aussi
connu de vives tensions, voire des schismes (larvés ou déclarés).
Le fonctionnement démocratique des protestants, avec des
décisions prises à la majorité des voix dans des synodes, implique qu’il existe
des gens qui se retrouvent, lorsqu’ils ont perdu un vote, face à des réalités
qu’ils ne peuvent accepter, et qui sont frustrés. C’est le jeu démocratique. Les
évolutions introduites dans les Eglises protestantes ont logiquement créé des
minorités malheureuses.
Par ailleurs, le pape est légitime dans un rôle pastoral.
Que des croyants viennent massivement à lui pour lui demander son aide, parce
qu’ils se sentent négligés par leur Eglise, n’est pas la faute du pape. Les
responsables de ces Eglises doivent assumer leurs choix, des choix qui
conduisent certains de leur fidèles à se tourner vers Rome. Les dignitaires
luthériens doivent assumer la pluralité qui est en leur sein. Du côté
catholique, l’accueil de ces conservateurs pourrait poser problème à certains,
mais disons que c’est un débat interne au catholicisme, parallèle à cette
réflexion sur l’oecuménisme.
Sans oublier qu'un ordinariat pourrait aussi "aider" les Eglises
luthériennes. Si une partie de leurs fidèles déçus s’en vont vers Rome,
cela renforce leur unité interne, leur équilibre et leur calme. Et cela ne
déstabiliserait pas l’ensemble, car on ne parle pas ici de grands chiffres. In
petto, Rowan Williams a dû se féliciter que le pape purge l’Anglicanisme de tous
ces opposants qui lui menaient la vie dure depuis des années, bloquant les
rouages décisionnels dès qu'ils le pouvaient et se faisant passer pour des
victimes ...
Un contexte
difficileDans le cas des Luthériens, le contexte actuel
explique leur réaction épidermique. Les Luthériens sont blessés. Ils ont très
modérément apprécié le passage en 2011 du pape à Erfurt, où Benoît XVI les a
appelés, à mots à peine couverts, à s’inspirer de Luther, de son sens du péché
et de la grâce, et donc à revenir aux fondamentaux de la foi... Alors qu’il a
parlé tout différemment aux orthodoxes, évoquant avec eux l’intercommunion. De
sorte que les avancées spectaculaires permises par la signature de l’accord sur
la justification par la foi de 1999 entre Luthériens et catholiques semblaient
presque un pieux souvenir.
Ensuite, la perspective de l’anniversaire des
500 ans de la Réforme, en 1517, est dans les têtes. Il s'agit de
l'affichage des thèses de Martin Luther contre les indulgences. Comme le
précisait récemment le nouveau président de la Fédération protestante de France,
c'est
le grand chantier des protestants, qui comptent bien faire de cette occasion
une “Protestante Pride”, ce qui n’est pas du goût de maints responsables ou
théologiens catholiques qui préféreraient mettre l’accent sur la blessure qu’a
représenté la Réforme, quitte à ce que l'Eglise catholique batte sa coulpe pour
la part de responsabilité romaine dans la rupture.
L’autre enjeu est allemand. Luther l'était, comme Benoît
XVI, de même que le nouveau patron de la Doctrine de la Foi, Mgr Müller, qui
serait en charge d'élaborer cet ordinariat ! Un Luthérien allemand comme
Friedrich Weber se sent sans doute d'autant plus obligé de s’exprimer de façon
critique sur l’ordinariat que l'enjeu symbolique est énorme... dans un pays où
catholiques et protestants sont à égalité. Or la stabilité de l'Allemagne ne
repose pas que sur l'économie, mais sur une sorte de paix entre catholiques et
protestants. Les rivalités sont réelles, mais comme dans une famille, sont tues
ou dépassées dans l'affection. Mais si Rome mettait un coup de pied dans la
fourmillière, ce serait compliqué à gérer.
Outre Rhin, les luthériens savent que les évêques catholiques
allemands, concernés au premier chef, ne sont sûrement pas enchantés de
cette perspective, qui conduirait à une Eglise luthérano-catholique dans
l’Eglise catholique allemande, de même que les évêques catholiques anglais ont
freiné des quatre fers devant le projet de l’ordinariat anglican, que Rome leur
a imposé... Les évêques luthériens envoient donc un message aux évêques
allemands : activez-vous en haut lieu pour faire dérailler le train... Sinon,
nos relations vont sacrément se dégrader.
L’ordinariat, une panacée
?
Revenons sur l’ordinariat. Est-ce une sainte ou une saine
idée ? Non, je ne crois pas.
Le principe de l'ordinariat est de donner un cadre canonique et pastoral non
seulement à des personnes individuelles, mais aussi à des groupes voire des
paroisses entières passant en bloc à Rome. Ceci suscite chez moi une forte
réticence. Au delà même du fait que le pape donne l'impression qu'il "casse les
prix" pour décider le client à passer à l'achat...ce que je trouve
désagréable.
Si l’on veut devenir catholique, il est sain et saint :
1/ de faire ce chemin dans une réelle autonomie spirituelle,
qui sollicite le désir en profondeur. Or il ne s'agit pas de se reposer sur le
groupe, ou sur le charisme d’un leader. Sinon, la démarche n’est pas assez
solide.
2/ d’accepter une perte. Non, on ne chantera plus le
dimanche ces merveilleux cantiques de la Réforme, non ! Oui, il faudra se
contenter des cantiques cathos parfois mièvres des années 80... (Je reconnais
ici, en tant qu’ancien protestant, combien les cantiques et surtout les psaumes
me manquent, mais c’est tant mieux et du coup, j’ai plaisir à les entendre si je
vais une fois ou l’autre au culte). Tout passage comporte une déchirure et un
renoncement. Le principe de l’ordinariat nie cette rupture nécessaire. C’est
pourtant de la saine anthropologie spirituelle.
3/ d'éviter le phénomène du ghetto. "Tant qu'à se convertir
au catholicisme, autant plonger dans la réalité vivante du tissu catholique.
Cela n'a pas de sens de rester entre soi en changeant seulement son étiquette
d'affiliation confessionnelle", m'expliquait un prêtre ex-anglican qui est
devenu catholique il y a 20 ans, de façon solitaire et courageuse. "L'ordinariat
encourage les ex-Anglicans à rester entre eux, à ne pas se mélanger, à continuer
leur petite cuisine, leur petites affaires nombrilistes. Ce n'est pas une saine
vision de l'ecclésiologie catholique, qui appelle à transcender les chapelles et
les particularismes. Catholique veut dire universel". Voilà pourquoi les évêques
anglais étaient réticents à l'ordinariat. Une Eglise n'a pas besoin d'une église
parallèle... Le risque serait le même pour les Luthériens.
On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, un point c’est
tout. C’est ce que pensent aussi de nombreux Anglicans qui sont passés
à Rome dans les années 90, après l’introduction de l’ordination des femmes,
notamment des prêtres qui se sont “insérés” dans les diocèses. C’est grâce à
cette insertion que 5% des prêtres catholiques d'Angleterre sont mariés et pères
de famille. Rome a sans doute voulu l’ordinariat anglican pour éviter que
d’autres prêtres mariés ne rejoignent en force les diocèses anglais. En les
cantonnant dans un ordinariat, elle limite l’impact de ce clergé marié. Chose
qui s’appliquerait aussi pour les pasteurs luthériens en cas d’ordinariat.
Par ailleurs, il y a toute une logique de pouvoir qui est à l’oeuvre
dans l’établissement d’un ordinariat. Dans le cas des Anglicans, cela a
permis à des ténors d’avoir une place toute chaude dans une nouvelle hiérarchie
ad hoc, alors que sinon, les convertis auraient dû se fondre dans la masse,
faire leur trou dans une Eglise catholique où ils n’avaient pas de réseaux, ce
qui n’est pas facile pour des clercs déjà “installés”.
Renoncer à un statut est le prix coûteux qui vérifie la pureté
d’intention du “converti”, et tous les prêtres transfuges en payèrent
le prix fort dans les années 1995-2000. La plupart des prêtres que je connais
ont dû recommencer à zéro, comme simples laïcs de base, avant d’être réordonnés
comme prêtres catholiques. Au contraire, les évêques ou prêtres anglicans qui
sont devenus catholiques dans le cadre de l’ordinariat ont pu conserver de façon
avantageuse leur position de pouvoir ou de prestige, et ont été réordonnés dans
la foulée. C’est aussi pour cette raison que l’ordinariat ne me semble pas être
une solution d’une grande pureté.
L'argument (bidon) de la variété
liturgique
Certains ont loué, au sujet des Anglicans, la
volonté du pape de permettre l’expression d’une variété liturgique, dans le
droit fil de la réhabilitation de la messe tridentine de 2007. Voilà ce que
disait Anglicanorum Coetibus : “Sans exclure les célébrations de la liturgie
selon le rite romain, l'ordinariat a la faculté de célébrer l'Eucharistie et les
autres sacrements, la liturgie des heures et les autres célébrations liturgiques
selon les livres liturgiques propres à la tradition anglicane qui auront été
approuvés par le Saint-Siège, de manière à ce que soient maintenues au sein de
l'Eglise catholique les traditions liturgiques, spirituelles et pastorales de la
Communion anglicane, comme un don précieux qui nourrit la foi des membres de
l'ordinariat et comme un trésor à partager”.
Maintenir au sein de l’Eglise catholique le patrimoine anglican
? Pourquoi pas, si l’on considère que la culture anglicane est une
expression particulière, anglaise, de l’antique catholicité latine... Il est
vrai que les splendides offices anglicans ont maintenu la prière des heures dans
la liturgie commune, là où elle a disparu dans l’Eglise catholique. Assister aux
vêpres du dimanche dans une cathédrale anglicane est une expérience inoubliable,
qui fait plutôt honte aux catholiques d’avoir laissé se perdre cette tradition
chez eux...
Mais cette interprétation valorisant la pluralité
liturgico-culturelle voulue par Benoit XVI est une imposture si l’on
sait que la plupart des Anglicans qui sont devenus catholiques depuis deux ans
étaient des Anglo-catholiques, c’est-à-dire des catholiques plus romains que les
catholiques, et surtout dans leur style liturgique.
Rappelons que l’anglo-catholicisme est un phénomène né dans la
seconde partie du XIXe siècle, lorsque des Anglicans très attirés par
Rome ont copié à l’outrance tout ce qui se faisait de plus romain, mais sans
passer à Rome d’un point de vue canonique. Des prêtres anglicans ont même fait
de la prison, à l’époque victorienne, pour avoir célébré la messe tridentine,
pratiqué l’adoration eucharistique et la confession, toutes choses interdites
par la loi britannique...héritée de l’époque élisabéthaine.
Ceux qui ont rejoint l’ordinariat depuis deux ans sont leurs
héritiers, et je peux affirmer, pour en connaître un certain nombre,
que leur patrimoine soit disant anglican était, depuis des décennies, totalement
romain ! Il s’agissait d'Anglicans à qui il ne manquait plus que le nom de
catholiques... Ils utilisaient le missel romain et leurs églises ressemblent
aux sanctuaires baroques italiens, regorgeant de statues de saints, de
reliquaires, etc... Créer une structure ad hoc ne s’imposait pas au nom de la
diversité liturgique que voulait soit disant insuffler Benoit XVI...
Selon cette perspective, un ordinariat luthérien se justifierait
davantage, car les crypto-cathos éventuellement concernés au sein du
luthéranisme ont réellement une liturgie, qui même si elle est catholicisante,
n'est pas déjà copiée sur la liturgie catholique, comme c'était le cas des
Anglo-catholiques.
En attendant, il faudrait déjà, comme le suggérait le cardinal
Koch, qu'il existe une demande massive de la part de Luthériens
désirant rejoindre Rome. Ce qui est loin d'être attesté... Affaire à suivre,
donc.
par Jean Mercier Source