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Sunday, September 1, 2013

Egypte, Le putchiste deviendra t-il le raïs ?

Égypte : le général Abdel fattah Al-sissi, faiseur de raïs
 
Le général Abdel fattah Al-sissi qui a destitué le président Mohamed Morsi est exécré des Frères musulmans et adulé pour sa fermeté par leurs adversaires, majoritaires dans un pays las du chaos. Se contentera-t-il de maintenir la mainmise de l'armée en coulisse? Ou cédera-t-il à la tentation d'endosser le costume de monarque élu? 

Abdel Fattah, chef de l'armée égyptienne,a rencontré
 des dirigeants islamistes pour trouver une issue
pacifique aux manifestations émaillant la vie du pays.
En apparence, il collectionne les attributs du putschiste d'opérette. La casquette XXL, le regard viril et grave que masquent parfois d'amples lunettes noires, l'uniforme d'apparat lesté de médailles conquises non sur les champs de bataille, mais dans les corridors des états-majors, les harangues au lyrisme pompier: rien ne manque à la panoplie du prétorien oriental ou latino-américain de série B. Raccourci trompeur: si le général Abdel Fattah al-Sissi, 58 ans, maître absolu d'une Egypte déchirée, tient le rôle de sa vie, le film qu'il dirige d'une main de fer ne doit rien à la fiction. C'est lui qui, le 3 juillet, a destitué le président islamiste élu, Mohamed Morsi, maintenu depuis lors au secret, puis installé sur le trône vacant son successeur par intérim, Adly Mansour. C'est encore lui qui, à la mi-août, a orchestré sans états d'âme la brutale répression du soulèvement des Frères musulmans, révoltés par le coup d'État fatal à leur champion: en six jours, environ 900 tués et des milliers d'arrestations. 
Hors la confrérie ainsi étouffée, cette implacable fermeté vaut au centurion cairote, encore inconnu du grand public voilà un an, une sidérante vénération. "Al-Sissi nous protège, tranche Samira, mère au foyer voilée. L'armée ne cherche pas à asservir le peuple, elle en fait partie. Les soldats sont nos fils, nos frères, nos maris". "Le peuple n'en pouvait plus des Ikhwani (Frères), renchérit Eslam, 24 ans, salarié d'un institut de cours privés et électeur repenti de Morsi. Le général n'a pas pris le pouvoir pour lui-même. S'il occupe l'avant-scène, c'est pour combattre l'insurrection terroriste". 
Traumatisés par des mois de violence et de chaos, les Égyptiens ont cédé au culte de l'homme providentiel, assorti jusqu'à la frénésie d'un regain de ferveur patriotique, voire de chauvinisme. D'un côté, les odieux barbus, prêts à sacrifier la nation sur l'autel d'une théocratie apatride; de l'autre, le sauveur galonné, gardien intransigeant du dogme national et d'une gloire millénaire. Manichéisme intensément cultivé par les médias et martelé à coups de clips vidéo édifiants, de rengaines hagiographiques -au choix, rap, rock, pop ou mélopée ancestrale- et de posters allégoriques. L'un d'eux met en scène Al-Sissi sur fond de pyramides, flanqué d'un lion et survolé par un aigle. Sur d'autres affiches, son effigie côtoie celle du raïs adulé Gamal Abdel Nasser; lui qui, à la tête d'une poignée d'"officiers libres", renversa en 1952 le roi Farouk, sonnant le glas de la monarchie. Filiation abusive certes, mais ô combien tentante pour les disciples du nouveau gourou gradé. En 1954, l'année même où le petit Abdel Fattah voit le jour sous le toit d'un commerçant du vieux souk cairote de Khan al-Khalili, virtuose de la marqueterie, Nasser déclenche une féroce traque aux Frères musulmans, prélude à l'interdiction de leur mouvance. "Il n'a pas besoin de nous donner des ordres, s'extasie une éditorialiste encline à voir en Al-Sissi la réincarnation de l'icône panarabe. Il lui suffit de cligner de l'oeil ou de battre des cils". 
 
Erreur de casting?
Un bémol, peut-être? Il émane de Mohamed, jeune enseignant désabusé: "Qu'il se nomme Hosni Moubarak, Mohamed Morsi ou Abdel Fattah al-Sissi, vous trouverez toujours ici des gens avides d'embrasser le portrait du chef, soupire-t-il. Peu éduqué, facile à manipuler, notre peuple a le don de fabriquer des pharaons." On ne saurait mieux dire: certains zélotes tiennent le général pour l'héritier d'Ahmosis Ier, pionnier, une quinzaine de siècles avant l'ère chrétienne, de l'apogée de l'Egypte antique. 
Pas plus que Mohamed, Omar n'oserait avouer son dépit en public. "Al-Sissi a mis nos bulletins de vote à la poubelle, accuse ce réceptionniste. Il devrait être jugé pour haute trahison." Gestion calamiteuse, entêtement suicidaire à confisquer tous les leviers du pouvoir: la bête noire d'Omar doit certes son blanc-seing aux errements et aux outrances de l'équipe Morsi. Reste qu'il a, en populiste tantôt pédagogue, tantôt démagogue, joué la rue contre les urnes. Le 24 juillet, à la faveur d'une cérémonie militaire, il invite ses compatriotes à manifester en masse, histoire de lui octroyer le "mandat" requis "pour en finir avec le terrorisme". Sont-ils, comme il le prétend, 30 millions à défiler le surlendemain? Evidemment non. Qu'importe: l'appel a été entendu et la cause le sera sous peu... 
Sans doute Mohamed Morsi a-t-il commis une funeste erreur de casting. Lorsque, le 12 août 2012, il écarte le vieux maréchal Hussein Tantaoui, pilier du système Moubarak et patron du Conseil suprême des forces armées (CSFA), l'organe qui a régenté -fort mal au demeurant- une transition de seize mois, les naïfs louangent son habileté. D'autant qu'il confie aussitôt le portefeuille de la Défense et les manettes de l'état-major au benjamin du fameux conseil, réputé bienveillant envers la nébuleuse "frériste". Donc supposé loyal. De plus, les deux hommes se connaissent : avant même le scrutin présidentiel, ils ont négocié le modus vivendi censé perpétuer l'autonomie et les privilèges -notamment économiques- de la Grande Muette. 
 
Une inconditionnelle allégeance au drapeau
Issu d'une famille conservatrice, Al-Sissi passe à juste titre pour un pieux musulman. Un cousin du paterfamilias, prénommé Abbas, fut autrefois membre du Bureau de la guidance de la confrérie. Quant à l'épouse d'Abdel Fattah, qui lui a donné trois fils et une fille, elle arbore, selon les sources, le hidjab traditionnel ou le très strict niqab. "Lui-même, précise Tewfik Aclimandos, chercheur associé au Collège de France, a remporté plusieurs concours de récitation du Coran." Mais voilà: jamais la piété religieuse de l'enfant du sérail kaki n'a éclipsé son allégeance inconditionnelle au drapeau et à l'institution militaire, dont il veut à tout prix redorer le blason terni. On l'entendra ainsi, en 2011, défendre les "tests de virginité" infligés à 17 manifestantes de la place Tahrir, victimes des fantasmes malsains de la troupe. Si déférent fût-il, le télégramme adressé au raïs Morsi à l'heure de prêter serment vaut le détour. Les membres des trois armes, écrivit-il alors, "assurent Votre Excellence de leur absolue loyauté envers l'Égypte et son peuple". L'Égypte et son peuple, non la personne de l'élu... 
 
Au Caire, le 16 août, un partisan du président déchu
Mohamed Morsi qui manifestait à l'appel des Frères
musulmans vient d'être blessé lors d'affrontements
meurtriers avec l'armée.
Un texte antérieur aura alimenté la controverse quant au pedigree idéologique d'Al-Sissi. Il s'agit du "projet de recherche stratégique" de 13 pages, notes comprises, rédigé en mars 2006, à l'époque où le haut gradé suivait l'enseignement de l'US Army War College (USAWC), prestigieux institut logé en Pennsylvanie. Intitulé "La démocratie au Moyen-Orient", ce mémo convenu et redondant n'a rien de mémorable. Il n'empêche: l'irruption de son auteur à la barre d'une Égypte écartelée a incité maints exégètes à disséquer sa prose. "Elle se lit comme un tract produit par les Frères musulmans", assène ainsi dans les colonnes de la revue Foreign Affairs un universitaire américain. Verdict abrupt. Bien sûr, le prometteur stagiaire évoque de manière récurrente la centralité du facteur religieux dans la culture arabe, réfractaire au concept de laïcité, et préconise une démocratisation respectueuse des "croyances islamiques". Bien sûr, il fait référence au régime du califat, instauré au temps du Prophète. Bien sûr, enfin, il dénonce, à l'heure où l'armée américaine s'enlise en Irak, la tentation d'exporter à la pointe du canon le modèle occidental. Pour le reste, pas de quoi fouetter un cheikh... Ce texte reflète une hantise de l'instabilité et emprunte davantage au registre nationaliste postnassérien qu'à la logomachie du djihad global. 
Cela posé, et au risque de l'anachronisme, on ne résistera pas à la tentation de citer deux passages qui, sept ans après leur rédaction, revêtent une acuité singulière. Le futur geôlier des figures de proue fréristes s'offusque ainsi de l'infortune de leaders religieux expédiés en prison sans jugement. De même, il recommande d'associer les mouvements islamiques radicaux aux processus démocratiques.  
Son tuteur d'alors, le professeur Stephen Gerras, le dépeint sous les traits d'un étudiant sérieux, intelligent, convivial, ouvert au débat -si tumultueux fût-il-, mais nullement vindicatif. Depuis, le vent a tourné. S'il sait ce que lui et ses pairs doivent à Washington -plus de 1 milliard d'euros d'aide militaire annuelle depuis 1979-, Al-Sissi somme les Etats-Unis d'user de leur influence auprès des Frères musulmans et leur reproche amèrement de sous-estimer le péril islamiste. Griefs détaillés au fil de dizaines d'heures d'échanges téléphoniques, souvent rugueux, avec le secrétaire à la Défense, Chuck Hagel. "Vous avez laissé tomber les Égyptiens, s'insurge Al-Sissi dans un entretien publié le 3 août par le Washington Post. Vous leur avez tourné le dos, et ils ne l'oublieront pas." 
Le pharaon étoilé n'a pas découvert l'Occident, ses vertus et ses travers lors de son escapade transatlantique. En 1981, quatre ans après sa sortie de l'École militaire Nasser, l'officier d'infanterie va parfaire sa formation à Fort Benning (Géorgie). Plus tard, il fait halte dans une académie britannique. Autant d'escales classiques pour un bosseur ambitieux au cursus impeccable, tour à tour attaché militaire en Arabie saoudite -son plus ferme soutien aujourd'hui-, commandant de la région militaire d'Alexandrie puis chef du renseignement militaire. Mission éminente, qui lui vaudra de fréquenter, au nom de la coopération antiterroriste, les cadors des services israéliens. Donc d'encourir, chez ses détracteurs, un procès en complicité avec l'ennemi sioniste. Témoin, ce graffiti aperçu sur un mur du Caire : une étoile de David, assortie en son centre des initiales "CC". Ce qui, en anglais, se prononce Sissi... 
 
Habile à saper, dans l'ombre, l'assise des Frères
Parcours exemplaire donc, et vocation précoce: à en croire un parent d'Abdel Fattah, les familiers l'affublèrent dès l'enfance du surnom de "général". Une ombre au tableau, toutefois: ce guerrier n'a jamais fait la guerre. Il avait 12 ans en 1967, lorsque Tsahal humilia ses aînés, et 18 en octobre 1973, à l'heure de leur contre-offensive aussi mythique qu'éphémère dans le Sinaï. Quatre décennies plus tard, le sort de la péninsule semi-désertique hâtera le divorce entre l'armée et Mohamed Morsi, coupable d'avoir entravé en novembre 2012 une campagne visant à "nettoyer" à la hussarde ce territoire si symbolique, livré à la loi anarchique des narco-djihadistes et théâtre d'embuscades meurtrières. Casus belli aux yeux des généraux, garants ombrageux d'une souveraineté nationale que braderait Morsi en catimini. N'a-t-il pas fait preuve de mansuétude envers les "terroristes" palestiniens venus d'une bande de Gaza sous la botte de ses amis du Hamas? N'a-t-il pas envisagé de louer tel site sur la mer Rouge à ses alliés qataris, désireux d'y bâtir un complexe touristique? Enfin, n'est-il pas disposé à solder à vil prix un ancestral contentieux frontalier avec le Soudan? 
Bien d'autres accrocs balisent la guérilla fort peu urbaine que se livrent les deux clans. En octobre 2012, à la tribune d'un défilé, Al-Sissi, outré, se voit contraint de côtoyer un certain Tarek al-Zomor, islamiste incriminé dans l'assassinat, en 1981, d'Anouar el-Sadate, successeur de Nasser. Et, en juin 2013, l'entourage de Morsi approche -en vain- un ponte du CSFA, pressenti pour supplanter Al-Sissi, son compagnon d'armes... 
Sonnée, la confrérie dénonce un complot ourdi de longue date. Une certitude: la hiérarchie militaire a misé d'emblée sur l'échec de l'"aventure" des Ikhwani. Au point, avance l'islamologue Jean-Pierre Filiu, de saboter les tentatives de médiation africaine, arabe, européenne et onusienne menées durant le ramadan ; et d'organiser les pénuries de diverses denrées de base. De fait, Abdel Fattah al-Sissi s'est ingénié, en bon stratège, à saper dans l'ombre l'assise des Frères, quitte à courtiser leurs rivaux salafistes d'Al-Nour ou à épauler en coulisse les meneurs du mouvement Tamarod (Rébellion), promoteurs d'une vaste pétition anti-Morsi. 
"Un peu intoxiqué par le pouvoir..." Tel est le diagnostic formulé par un sénateur d'outre-Atlantique au sortir d'une rencontre avec le vice-Premier ministre -un autre de ses titres- du gouvernement transitoire. Ce dernier serait-il assez grisé pour briguer, l'an prochain, la magistrature suprême? "Dans l'idéal, avance Tewfik Aclimandos, l'armée préfère parrainer un exécutif civil conforme à ses intérêts. Mais, à ce stade, nul ne sait si Al-Sissi se contentera d'un rôle de faiseur de rois ou prétendra au statut de monarque élu. Ses ambitions seront celles de l'institution". Avant de trancher, il lui faudra, face au Sphinx, résoudre une autre énigme: peut-on, dans un pays tétanisé par le deuil et la peur, fermer une parenthèse sans ouvrir un abîme? par Vincent Hugeux Source 
 

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