La religion, source d’inspiration des managers ?
La spiritualité est-elle soluble dans le business, et la foi compatible avec les dividendes ? De plus en plus de dirigeants le croient. Et s’efforcent avec pragmatisme d’instiller un zeste de sérénité et de fraternité dans ce monde de brutes.
On n’a jamais autant parlé de quête de sens dans l’entreprise. Alors que les marchés s’emballent et que les relations humaines se durcissent, le monde du travail a en effet plus que jamais besoin de spiritualité. La vague du «développement personnel» a aussi favorisé ces questionnements. Nul n’oserait aujourd’hui contester les bénéfices de la méditation sur les comportements et les effets d’une meilleure connaissance de soi sur la capacité de jugement. Managers et dirigeants sont ainsi de plus en plus nombreux à réfléchir et à débattre de ces questions, au sein de cercles comme Les Entrepreneurs et dirigeants chrétiens, Synergie des professionnels musulmans de France, ou dans le cadre de centres de recherche œcuménique comme l’Institut Sens et croissance ou le Collège des bernardins.
Spiritualité oui, prosélytisme non !
Avec une précaution impérative : principe de laïcité oblige, la référence religieuse n’est acceptable que si elle reste du strict ressort de la conscience intime des individus. Exit les rites, les signes d’appartenance, le prosélytisme. Exit tout bonnement le confessionnel. «Pour un dirigeant croyant, la question managériale se pose plus en termes spirituels qu’en termes proprement religieux», souligne Frédéric Ruppli, cofondateur associé du fonds d’investissement Ardens, protestant et membre des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens.
Qu’ils soient bouddhistes, hindouistes, chrétiens, juifs ou musulmans, lorsqu’ils évoquent le poids de la spiritualité dans leur vie professionnelle, patrons et managers insistent tous sur la dimension profane de leur croyance. Fabrice Lacroix est le président fondateur d’Antidot, un éditeur français de solutions de recherche de documents pour les entreprises. Il a découvert l’hindouisme il y a vingt ans. «Dans l’hindouisme, il n’y a pas de dogme, pas de vérité écrite. Chaque homme est Dieu. Rien n’est donc impossible : c’est à l’homme de fabriquer le présent. Tout ça est finalement très business», sourit-il. Se définissant plutôt comme mystique que religieux, il part tous les deux ans se ressourcer quelques semaines dans un ashram himalayen. «La méditation est un long chemin qui mène à la sérénité. Les hindous parlent d’“équanimité”, c’est-à-dire d’égalité d’humeur de l’âme. Très précieux pour un chef d’entreprise ! Délivré de la panique, de la peur, des regrets, il peut se concentrer sur l’essentiel : les bons choix à faire pour la prospérité du business et de ses équipes.»
Transformer l’émotion en énergie.
Les grandes religions puisent toutes leurs enseignements dans des histoires humaines, voire dans la psychologie. Le bouddhisme place même la connaissance des émotions au centre de la démarche spirituelle. Il invite chacun à transformer les cinq émotions de base – l’ignorance, le désir, la colère, l’orgueil et la jalousie – en énergie positive. «En s’attaquant à son ignorance, le manager va développer la clarté des messages. En travaillant sur le désir, il encouragera sa créativité. La colère peut se transformer en esprit de négociation, l’orgueil en sens de l’écoute, la jalousie en bienveillance», explique la coach Martine Boulard, qui puise elle-même dans la psychologie bouddhiste pour accompagner les dirigeants. Ces derniers se montrent d’ailleurs particulièrement attirés par cette philosophie. Preuve en est la traduction en 22 langues du livre «Ce que le bouddhisme peut apporter aux managers» (Vuibert), coécrit en 2008 par le dalaï-lama et le consultant Laurens Van den Muyzenberg.
La vie monastique en exemple.
Les managers lorgnent aussi du côté de la vie en collectivité, pratiquée par toutes les religions depuis des millénaires. Chez les bénédictins, par exemple, la spiritualité est fondée sur la fidélité de la communauté à l’égard de ses membres et sur l’engagement de ceux-ci envers la communauté, dans un même objectif : le service – service de Dieu et service des hommes. La règle de saint Benoît, code fondateur de l’ordre, associe clairement solidarité et épanouissement. Dans un monastère, chacun a droit à l’erreur et nul ne doit être exclu. Saint Benoît voit dans l’économie, qu’il appelle «organisation de la maison», une condition essentielle au bon fonctionnement de la communauté. Pour lui, la vie spirituelle de tout un chacun dépend aussi de l’environnement matériel. Si la responsabilisation et l’expression des talents sont encouragées, la règle exige que l’on donne à tous les outils et les moyens nécessaires pour réaliser leur travail : «Nul ne soit contristé au sein du monastère».
L’entreprise, œuvre de création.
Cette visée collective, les entrepreneurs croyants la revendiquent haut et fort. Comme Bernard Devert, qui incarne l’interpénétration de l’entrepreneuriat et de la spiritualité. La trentaine venue, alors qu’il est promoteur immobilier à Lyon, il va voir le cardinal Decourtray pour lui exprimer un souhait un peu iconoclaste : devenir prêtre tout en demeurant «dans le monde». Aujourd’hui, à 66 ans, il est un curé parfaitement inséré dans le monde économique, fondateur et président de l’association Habitat et humanisme, qui emploie 250 salariés et 2 700 bénévoles autour d’une vision solidaire du logement. A ses yeux, la définition de l’entreprise ne coïncide pas seulement avec celle du code civil : se rassembler en vue de partager des bénéfices. Elle est aussi l’expression d’une quête de sens. «Créer une entreprise – acte difficile, particulièrement en France –, c’est participer à la Création, affirme-t-il. Surtout quand on s’attache à respecter des valeurs comme l’écologie, l’investissement durable et responsable, l’économie sociale et solidaire.»
Viser le mieux plutôt que le plus. Solidarité, long terme, économie responsable… Et le business dans tout ça ? Les grandes religions ne s’interdisent pas de prendre position sur ces sujets. L’encyclique «Caritas in veritate» de Benoît XVI en 2009 affirmait notamment : «Toute décision économique a une conséquence de caractère moral… C’est pourquoi les règles de la justice doivent être respectées dès la mise en route du processus économique, et non avant, après ou parallèlement.»
Une vision spirituelle de l’entreprise serait-elle incompatible avec l’enrichissement personnel, la transformation immédiate de la performance en dividendes, la priorité donnée à la recherche du profit ? «Le Coran n’interdit absolument pas de s’enrichir. Mais il faut respecter un des cinq piliers de l’islam, le “zakât”, ou l’aumône, explique Mohed Altrad, PDG du groupe Altrad. Tout musulman qui en a les moyens doit donner une partie de ses biens aux pauvres de la communauté. L’objectif est de cultiver l’esprit de partage et de sacrifice.» Et Frédéric Ruppli d’ajouter : «La richesse n’est pas condamnable en soi. Elle peut même être une source d’agréments. Mais, pour un chef d’entreprise chrétien, elle n’est jamais une fin.»
L’entreprise permettrait ainsi de viser le mieux plutôt que le plus. Olivier Aron, patron de Rosae – une société d’études spécialisée dans le parfum –, a fait sien le principe du «tikkun olam» («soigner le monde»), référence majeure du judaïsme. «Dans le judaïsme, l’idée de paradis n’est pas acquise. Il n’y a donc pas de fatalité. C’est aux hommes d’agir sur le monde pour le rendre meilleur. L’entreprise peut agir dans ce sens, notamment au travers de l’innovation.» Il y a quelques années, cet ex-dirigeant international de L’Oréal a développé une méthodologie inédite d’études qualitatives. Une gageure dans les cosmétiques, un secteur d’activité ne jurant que par le quantitatif. «Si j’étais resté bloqué sur cette approche, mon chiffre d’affaires serait sans doute trois fois plus élevé. Mais ce à quoi j’aspire en tant qu’entrepreneur, c’est faire progresser les pratiques sur mon marché», insiste-t-il.
Faire fructifier les talents.
Ouverture au monde et aux autres, respect d’autrui, bienveillance… Toutes les religions promeuvent finalement le même bouquet de principes, que l’on peut assimiler aux grandes valeurs humanistes. Qu’est-ce qui différencie dès lors une approche guidée par la spiritualité d’une sensibilité humaniste ? «Les croyants n’ont pas le monopole de ces valeurs mais, chez eux, elles sont rattachées à une filiation divine, soutient Frédéric Ruppli. Cette transcendance nous rappelle à chaque instant que la richesse, les biens et les organisations ne nous appartiennent pas.» Et de citer la parabole des talents de l’Evangile selon saint Matthieu : «Fais fructifier le talent que tu as reçu.» Autrement dit : ce que l’on reçoit, il faut toujours le rendre, en tout cas le transformer pour le transmettre à autrui.
Bienveillance pour autrui.
La conscience permanente de l’altérité fait figure de dénominateur commun entre les religions. Mieux : protéger son prochain est un devoir impératif. «Un jour, un employé de mon usine s’est blessé à la main. Comme il ne pouvait pas nouer ses lacets, je l’ai fait pour lui. Ce geste a d’autant plus stupéfait mes collaborateurs que ce salarié n’était pas aimé», raconte Lionel Brenac, qui dirige une petite entreprise de métallurgie. Pour autant, ce protestant se garde de toute référence à l’imagerie christique. Lui-même s’étonnerait presque de son geste : «La Bible dit qu’il faut aimer son prochain. J’ai un peu de mal avec cela, mais je ne désespère pas. En tant que patron, je considère que la bienveillance, c’est déjà pas mal.»
Celle-ci peut se traduire par des décisions aussi simples que marquantes. Bertrand Macabeo a dirigé durant plusieurs années le groupe Kompass, où il s’est attaché à mettre en place des mesures concrètes : aucune réunion avant 9 heures ou après 17 heures afin de ne pas pénaliser les femmes, formation pour favoriser l’employabilité des salariés au-delà de leur entreprise… «La religion aide à prendre la distance nécessaire pour projeter ses actions sur des exigences morales», souligne Bertrand Macabeo. Des exigences qu’il a consignées dans un petit texte, «Les Sept Questionnements d’un dirigeant chrétien», dont voici un florilège : «Suis-je capable de transgresser les comportements convenus et d’accueillir la différence ?» ; «Quelle place est laissée à mes collaborateurs pour leur vie familiale et professionnelle ?», «Ai-je une attitude de propriétaire ou de dépositaire des biens qui me sont confiés ?»… «Il ne s’agit pas d’une bible du dirigeant, précise-t-il, mais d’un petit vade-mecum qui peut aider à prendre du recul dans le tourbillon imposé par la fonction dirigeante.» Dans ce tourbillon permanent, un dirigeant doit en effet composer avec des objectifs, des contraintes et des aléas qui peuvent à tout moment déstabiliser son système de valeurs. Entre morale et principe de réalité, la tension est permanente. La spiritualité sert à certains de boussole.
par Muriel Jaouen Source
COMMENTAIRE :
L'encyclique ''Caritas in veritate'' de Benoit XVI promeut le pouvoir par le porte-monnaie.
À vous de choisir quel Dieu vous voulez adorer... Dieu le Père ou Mammon...