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Thursday, May 17, 2012

Les Evangéliques, l'église qui monte en France

Encore peu nombreux à l’échelle de la population française, les évangéliques représentent désormais quasiment la moitié des protestants du pays. Récemment fédérée au sein d’un conseil national, cette nébuleuse ne cesse de croître et de s’organiser.

En 1950, ils étaient 50 000 en métropole. Soixante ans plus tard, leur nombre a été multiplié par 9 : en 2010, sur 600 000 protestants pratiquants réguliers, 460 000 se déclaraient évangéliques. à cela s’ajoute une population souvent ignorée, les « occasionnels » et ceux « qui revendiquent l’identité évangélique tout en ne fréquentant pas un lieu de culte » (1), que Sébastien Fath, chercheur au CNRS et spécialiste de l’évangélisme, estime à 240 000 personnes. En tout, 700 000 fidèles : s’ils représentent désormais quasiment la moitié du protestantisme français (1,5 million de protestants « de conviction » en 2010), les évangéliques restent peu nombreux à l’échelle de la population française (1,1 %). Pourtant, depuis une dizaine d’années, cette minorité a largement gagné en visibilité, souvent à ses dépens.

A Sarcelles, dans la banlieue nord de Paris, l’église évangélique Source de Vie propose trois cultes le week-end : un le samedi soir, deux le dimanche matin. à 9 heures, plus de 200 fidèles se pressent dans le local décati mais méticuleusement agencé. Cet ancien magasin de meubles a été racheté au milieu des années 1980 pour accueillir une centaine de personnes. Depuis, d’autres églises ont été ouvertes dans le département et aujourd’hui, le réseau Source de Vie, qui appartient à la fédération des Assemblées de Dieu (pentecôtistes), l’union d’églises évangéliques la plus importante de France (car l’une des plus actives), réunit chaque week-end près de 1 500 fidèles dans tout le Val-d’Oise. En six ans, les effectifs ont doublé. Ils ont été multipliés par 40 depuis 1975, au tout début de la communauté. Une croissance exponentielle à l’image du boom évangélique que connaît la banlieue nord-parisienne (la Seine-Saint-Denis en tête) et, dans une moindre mesure, la France entière.

Églises « issues de l’immigration »
Marie-Suzette, catholique « de naissance », s’est convertie en 1982. « Avant, je ne lisais pas la Bible. Aujourd’hui, je ne peux pas vivre sans. Il ne faut pas s’apitoyer sur son sort. Quand ça ne va pas, je prie et je ressens la paix de Dieu. » Elle dit que « se retrouver ensemble, ça apporte beaucoup », même s’il ne s’agit « pas seulement d’être membre d’une église », mais bien « d’être fidèle à la parole du Christ, à sa promesse ».
Comme Marie-Suzette, la plupart des paroissiens de Sarcelles sont d’origine afro-antillaise. Si le visage qu’offre cette communauté est familier du grand public – une population noire adepte d’une liturgie exubérante et métissée –, il n’est qu’un reflet partial de la réalité évangélique actuelle, puisque seules 15 % des églises peuvent être considérées comme issues de l’immigration. Et parmi elles, on compte de plus en plus d’églises implantées par des ressortissants des pays d’Asie de l’Est (Chine, Vietnam, Laos, Cambodge). Les églises évangéliques de banlieue sont avant tout représentatives d’une démographie et d’une sociologie propres à ces espaces. Il reste très difficile de recenser celles dites « ethniques » (2), qui rassemblent des groupes réduits (parfois pas plus d’une dizaine de fidèles). Leurs cultes, donnés uniquement en langue ou en dialectes régionaux, suivent une liturgie syncrétique et s’appuient sur le charisme d’un ou plusieurs « meneurs », en dehors des grandes fédérations évangéliques. Extrêmement mouvantes, elles ont souvent une durée de vie limitée, du fait de leur nature même (le dialecte se perd à la deuxième puis troisième génération) et de contraintes matérielles (absence de local, finances limitées, turnover pastoral).

De vieilles lignées françaises
Selon un sondage de l’Ifop réalisé en 2010, la moitié des évangéliques sont des convertis, en majorité d’anciens catholiques (59 %) ou des personnes sans religion (28 %). « Les évangéliques recrutent y compris parmi les athées et les musulmans, explique le sociologue Sébastien Fath. Leur force, grâce à une souplesse locale et communautaire, est de sortir d’une logique de “niche de marché” et de s’adapter à tous les milieux », aussi bien aux classes populaires qu’aux cadres moyens et supérieurs, aux jeunes qu’aux plus âgés. « Mais rappelons que l’évangélisme français est né il y a deux cents ans. Il existe donc aujourd’hui des lignées évangéliques qui n’ont presque rien à envier aux “lignées lévitiques” des huguenots [vieux protestants calvinistes]. Il y a eu des églises baptistes en France avant qu’il n’y en ait au Texas ! »

En effet, l’autre étiquette que les évangéliques français tiennent à décoller est celle de l’assimilation à un évangélisme américain agressif (3) et politisé, emmené par Georges W. Bush. Pour maîtriser son image et œuvrer à son développement, la communauté est enfin parvenue à se doter, récemment, d’un organe fédérateur : le Conseil national des évangéliques de France (Cnef). La première tentative de regroupement date de 1847, avec la création de l’Alliance évangélique française (AEF). Autre étape importante : la constitution, en 1969, de la Fédération évangélique de France (FEF). En 2001, sur invitation de l’AEF et de la FEF, la grande majorité des responsables d’unions d’Églises et des institutions de formation biblique se rencontre : cette réunion forme l’embryon du Cnef, qui absorbe ou agrège les fédérations antérieures. La gestation dure neuf ans : le 15 juin 2010, il est officiellement né.

Le Cnef, nouvel interlocuteur
Aujourd’hui, 70 % des églises locales membres d’une union d’églises y sont affiliées. Au-delà de la myriade des « istes » qui compose le mouvement, les évangéliques disent s’être rassemblés « autour d’une confession de foi commune ». En fait, ils sont parvenus à colmater la brèche historique qui divisait les pentecôtistes-charismatiques (artisans du réveil évangélique du XXe siècle, qui représentent maintenant les deux tiers du mouvement) et les évangéliques « classiques » (dits piétistes-orthodoxes).
Les 26 et 27 janvier derniers, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), plus de 850 pasteurs ont confirmé cette adhésion collective, à l’occasion de la première convention nationale du Cnef. « Ça a été un succès, dit Daniel Liechti, vice-président du Cnef. C’était fort de réunir physiquement autant de gens venant de partout, après des années de maturation. Mais la structure du Cnef ne constitue pas un but en soi, elle n’est qu’un échafaudage pour construire et favoriser la vie spirituelle. » Elle est aussi un interlocuteur privilégié du bureau central des cultes, rattaché au ministère de l’Intérieur, aux côtés de la Fédération protestante de France (FPF, en majorité luthéro-réformée, c’est-à-dire non évangélique). Cette année, la veille de la convention, étienne Lhermenault, le président du Cnef, était invité pour la première fois à l’élysée pour les vœux de Nicolas Sarkozy aux autorités religieuses. Et quelques jours plus tard, une délégation du Cnef était reçue par Claude Guéant, pour acter des échanges réguliers avec les pouvoirs publics. Désormais, la nébuleuse évangélique a droit de cité.

« Nous traiterons avec l’état de toutes les questions en rapport avec le fait de vivre paisiblement et librement notre foi, d’enlever les freins inutiles à l’annonce de l’évangile », explique Daniel Liechti. Première préoccupation du Cnef : l’implantation de nouvelles églises locales. Son slogan : « 1 pour 10 000 ». Soit une église pour 10 000 pratiquants. Aujourd’hui, il en existe une pour 31 000 (environ 2 000 en métropole, dont plus de 1 200 implantées depuis 1970). Mais la répartition reste disparate selon les régions : on en trouve très peu en Bretagne, dans les pays de la Loire, en Auvergne et dans le Limousin.
« Nous créons 35 églises supplémentaires par an, soit un nouveau lieu de culte tous les dix jours. On espère que ce rythme sera multiplié par trois ou quatre d’ici quelques années. Atteindre l’objectif 1 pour 10 000 prendra peut-être une trentaine d’années. » Daniel Liechti rappelle toutefois que « ce n’est pas un business plan » car « l’implantation d’églises dépend avant tout d’une dimension spirituelle que nous ne maîtrisons pas : c’est Dieu qui suscite la foi. Et le Saint-Esprit qui nous donne la force de changer la vie. C’est l’objet de nos prières ».

La mission « prosélyte »
Sans oublier, tout de même, l’aspect logistique : pour ouvrir des lieux, il faut les financer (4), recruter du « personnel ». Et d’abord, le former. Daniel Liechti, en tant que professeur associé, dirigera, à partir de novembre 2012, le nouveau master professionnel de « missiologie en implantation d’églises » de la faculté libre de théologie évangélique (FLTE) de Vaux-sur-Seine (Yvelines). Le programme s’adresse à des pasteurs ayant déjà cinq ans d’expérience au sein d’un ministère. Son leitmotiv  : communiquer efficacement l’évangile à l’homme moderne.
« Établir des lieux de culte : aspects juridiques, politiques, financiers, architecturaux », « Implantation d’églises et catholicisme, rapports avec l’islam », « Spiritualité, piété, éthique familiale du pasteur implanteur », « La laïcité française : principes objectifs et constructions mentales » : autant d’entrées intellectuelles, mais aussi très pratiques, pour vivifier la mission « prosélyte » des églises évangéliques. « Nous évitons ce terme, neutre à la base, qui assimile aujourd’hui l’évangélisation à une forme d’intégrisme, regrette Daniel Liechti. Il ne faut pas confondre le côté militant avec la volonté d’imposer ses vues. Nous n’avons qu’une envie  : suivre l’exemple de Jésus. Deux mille ans après, toutes les religions se réclament de son attitude positive. Notre message contient dans son ADN théologique le pacifisme et l’accueil de l’autre. Nous sommes les premiers à dire que s’il n’y a pas d’adhésion personnelle à la foi, ça ne fonctionne pas. »

Vaux, un « lieu de vie spirituel »
Cette nouvelle spécialisation en missiologie est la contribution de la faculté de Vaux au vaste programme du Cnef. Mais la vocation principale de la FLTE reste la formation classique de pasteurs, qui propose un cursus théologique spécifiquement évangélique. La faculté se pose en héritière du protestantisme revivaliste théologiquement orthodoxe qui s’affirma à partir du XIXe siècle dans les églises de type professant (soucieuses d’une « vraie vie chrétienne » au quotidien, qui baptisent à l’âge adulte ou au moins à l’adolescence).
Créée en 1965 en complément des Instituts bibliques historiques (Nogent-sur-Marne, 1921 ; Lamorlaye, 1960-2002), la FLTE accueille cette année à plein-temps une centaine d’étudiants « résidentiels », issus d’une quinzaine de familles d’églises différentes. Aux origines, ils étaient une dizaine. Dans les années 1980, une soixantaine, dont une moitié d’Africains francophones, qui ont ensuite créé des facultés théologiques de retour au pays. Aujourd’hui, quand ils ne sont pas français, ils viennent essentiellement de Suisse ou de Belgique. Ils ont entre 22 et 30 ans. Quelques vocations tardives (des quadras et des quinquas) ; peu de femmes (une quinzaine). « La nouveauté par rapport aux débuts, ce sont les “reconversions” : beaucoup ont déjà fait des études “séculières” ou ont déjà travaillé et abandonnent un métier parfois lucratif pour venir ici, explique Jacques Buchhold, professeur de Nouveau Testament et doyen de la FLTE. Et depuis dix ans, nous avons de plus en plus de cadres des églises ethniques, l’un des éléments les plus dynamiques du mouvement évangélique. Il y a un vrai appétit théologique, un désir de structuration et d’ancrage dans la société française. » En plus des « résidents », près de 250 élèves intermittents suivent les formations intensives ou à distance, les sessions décentralisées et les universités d’été. Le campus de Vaux-sur-Seine se veut aussi un « lieu de vie spirituel », avec deux cultes par semaine, la présence d’un aumônier, une résidence qui héberge une trentaine d’étudiants. « Parfois, ils aident aux travaux, détaille Jacques Buchhold. Et tous les repas sont pris en commun. »

Un mouvement décomplexé
Après une khâgne spécialité philo au lycée Lakanal de Sceaux, Charles se félicite de pouvoir enfin citer des théologiens en conclusion de ses dissertations. Il raconte comment il s’est offert à Dieu, un soir de Noël, adolescent. Mais il sera certainement plutôt enseignant que pasteur. Régine Berger, la quarantaine, étudie depuis quatre ans à Vaux. Elle ne vient que le jeudi. Et soixante jours par an, elle est aumônière réserviste au lycée militaire de Saint-Cyr. Son activité dépend de la demande : elle répond à quelques requêtes spirituelles, mais fait surtout de l’écoute et de l’accompagnement quotidien. Membre d’une église réformée, elle se sent pourtant proche du monde évangélique, « plus ouvert qu’on ne le pense ».

Un mouvement de plus en plus décomplexé, dont le discours reste ferme : « Nous sommes très libres sur les questions de vocation, de piété, mais conservateurs en théologie. La Bible est la parole de Dieu, dit le doyen Jacques Buchhold. Notre foi exprime un certain exclusivisme : en dehors de Jésus Christ, point de salut. Ce langage n’est pas toujours accepté dans la société, mais ça ne me gêne pas que l’on dise que je suis un fondamentaliste, si l’être, c’est en rester aux fondements de la foi. » Enseigne-t-on la critique textuelle à la FLTE ? « Il n’y a aucun problème pour avoir une approche sérieuse des textes, répond le doyen. Mais ça n’entre pas en conflit avec la foi personnelle. Et une étude approfondie ne permet pas de remettre en cause la véracité de la Bible. » Parmi les valeurs que défendent les évangéliques, on retrouve des options communes aux catholiques traditionalistes : l’appel à une moralisation de l’économie, la condamnation du mariage homosexuel, de l’homoparentalité, de l’euthanasie et de l’avortement, équivalent à un « crime de masse organisé par l’état ».

Parfois, c’est d’ailleurs en « terre catholique » que les évangéliques tentent de s’implanter. « On ne cherche pas à piquer les brebis des autres, on cherche à évangéliser, sourit le pasteur Edouard Nelson. Et on avait envie d’évangéliser l’ouest parisien, où la population est plutôt bourgeoise catholique. Avant, quand vous traciez un cercle autour de la porte Maillot, qui englobe Neuilly, le sud de Levallois, le 16e et le 17e arrondissements, il n’y avait pas d’église [évangélique] répertoriée. »

Une « vraie variété »
Fin novembre 2007, emmenés par le pasteur Nelson, ils sont 23 adultes à quitter l’église mère, baptiste, de la rue de Sèvres, pour s’installer dans une petite chapelle, quartier des Ternes. Ce dimanche matin, ils étaient 65 au culte. Depuis juin 2011, un second office est proposé le soir, pour une quinzaine de personnes, tout au plus. Si le pasteur Nelson se réjouit de la « vraie variété » de ses ouailles (« des profils 17e assez classiques mais aussi quelques personnes en précarité, qui logent dans les chambres de bonnes »), « il est parfois difficile de dépasser la méfiance de certains habitants du quartier, qui ont encore du mal à franchir notre porte ».

(1) Sondage Ifop mai 2010 : 10 % des protestants évangéliques disent ne « jamais » aller au culte.
(2) Majoritaires dans Paris intra-muros : elles sont 41 sur les 70 recensées par le Cnef.
(3) En réference au documentaire Jesus Camp, d’Heidi Ewing et Rachel Grady.
(4) Les églises évangéliques fonctionnent, au niveau local, en autogestion, avec les contributions théoriquement libres et souvent anonymes des membres (notamment la dîme, qui égale jusqu’à 10 % du salaire mensuel). La création du Cnef a permis la mise en place d’un fonds commun pour soutenir les « politiques » d’envergure nationale.

La question des dérives sectaires
« Notre foi est le meilleur système anti-gourou, puisque l’autorité finale, c’est la Bible, la parole de Dieu et non celle d’un pasteur. Mais nous n’avons pas la prétention de dire qu’il n’y aura jamais de dérive sectaire », reconnaît Daniel Liechti, vice-président du Cnef : « Tout groupe humain peut être tenté, en particulier dans des mouvements très étroits, autoproclamés. » Tel celui de la théologie de la prospérité (« la conversion garantit la richesse »), un « évangile frelaté », selon Daniel Liechti, « très minoritaire mais spectaculaire, que nous condamnons sans aucune ambiguïté ». Ce mouvement aurait fait quelques milliers de victimes en France. Concernant d’autres cas, la Miviludes a déjà reçu quelques signalements, « des dérives d’ordre financier ou sexuel liées à un pasteur donné, qui tiennent plus du fait divers ponctuel » : « L’inquiétant, ce sont aussi les pratiques de guérison, quand elles incitent, au-delà de la simple prière, à abandonner ou refuser des soins et à s’en remettre totalement au pasteur pour guérir, au risque d’y perdre sa santé ou sa vie, et son argent. » Difficiles à évaluer, ces pratiques demeurent marginales, selon le sociologue Sébastien Fath.

Pour aller plus loin : 
+ Sébastien Fath et Jean-Paul Willaime (dir.), La Nouvelle France protestante (Labor et Fides, 2011). 
+ Sébastien Fath, Du ghetto au réseau, les protestants évangéliques en France de 1800 à 2005 (Labor et Fides, 2005). 
+ Cnef, Annuaire évangélique 2011 (www.eglises.org). 
+ Sondage Ifop/FPF mai 2010 (http://protestantisme-congres2010.protestants.org
par Maïté Darnault Source

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